Littérature autochtone

Les Innus racontés de l’intérieur

Deux récits forts publiés cet automne racontent la vie des Innus du Nord du Québec. À la demande de la communauté d’Essipit, l’anthropologue Serge Bouchard retrace l’histoire de ce « peuple rieur » qu’il côtoie depuis 50 ans. De son côté, la journaliste Mélanie Loisel a mis son clavier au service de l’artiste Marly Fontaine qui raconte son enfance dans la communauté d’Uashat Mak-Maliotenam. Deux récits puissants et sensibles qui racontent une histoire encore trop peu connue.

Littérature autochtone

Lettre d’amour aux Innus

Pendant 50 ans, Serge Bouchard a côtoyé les Innus. À leur demande, il raconte leur histoire, avec respect et bienveillance. Le peuple rieur est un livre-testament, insiste l’anthropologue qui l’a écrit avec sa compagne, l’éditrice Marie-Christine Lévesque. Nous décortiquons le livre avec eux.

Pourquoi ce livre ?

« Au départ, c’est une commande, explique le coanimateur de C’est fou… sur ICI Radio-Canada Première. Il y a cinq ans, le conseil de bande d’Essipit a décidé de donner un cadeau au peuple innu, une synthèse de leur histoire destinée à la jeunesse ainsi qu’aux visiteurs, touristes ou autres. Le directeur général du Conseil de bande de l’époque, Reggie Moreau, a dit : il faut que ce soit Serge Bouchard. Ils m’ont fait venir là-bas et ils ont dit : “Vous êtes un écrivain, on veut un écrivain.” »

« Ils avaient déjà engagé un historien, Pierre Frenette, pour faire le travail, ajoute Marie-Christine Lévesque. Mais il est mort et ils sont restés avec son travail, alors ils cherchaient quelqu’un pour le reprendre. Pour Serge, il n’était pas question de reprendre à la façon d’un historien. Sa première version était d’ailleurs très ennuyeuse. Je lui ai dit : “Pourquoi ils t’ont demandé à toi ? Parce qu’ils voulaient ton expérience, ta sensibilité.” Alors on a tout recommencé. »

Raconter des histoires

« À chaque chapitre, on part toujours d’une histoire qui met Serge en scène, explique Marie-Christine Lévesque. Ça permet de prendre le lecteur par la main afin de lui raconter l’histoire et de transmettre l’amour du peuple innu. Une fois qu’on les aime et qu’on a ri avec eux, on a le goût d’en savoir plus. »

« En reprenant l’écriture, le jeune anthropologue que j’étais est remonté à la surface, affirme Serge Bouchard. Je me suis revu à 20 ans, jeune Montréalais qui ne connaissait rien, qui découvrait les mouches noires, la taïga, la beauté et la souffrance de ce peuple. Je remonte aux tout débuts de l’histoire de ce peuple, je parle des premiers contacts avec Champlain jusqu’à aujourd’hui. Je connais les Innus depuis 50 ans. Aujourd’hui, on se regarde comme de vieux amis, je suis devenu un aîné dans la communauté.

« C’est une lettre d’amour aux Innus, mais en même temps, c’est l’histoire de tous les autochtones, ajoute Serge Bouchard. Quand on tombe dans la religion, les pensionnats, la sédentarisation, ça devient exemplaire. Tous les peuples du Nord ont vécu ça. »

Le territoire

« Ce qui m’a séduit là-bas, c’est d’abord l’amour du territoire, rappelle Serge Bouchard. Quand j’avais 20 ans, je ne trouvais rien de plus beau au monde que la nature sauvage, ce qu’on appelle en anglais la wilderness. Ces gens-là [les Innus], ce sont les fantômes de la wilderness. Quand tu es près d’eux, ils sentent la résine, la boucane, la peau d’orignal… Moi, j’aime ça. Je les regardais comme de grands personnages mythiques. Ils avaient chassé, traversé le Labrador à pied, c’étaient les plus belles personnes au monde… Je ne les ai pas lâchés et je trouve remarquable que ce petit peuple qui ne devrait plus être sur Terre soit encore là. »

« Je viens de Maria, en Gaspésie, où on trouve une réserve indienne, raconte Marie-Christine Lévesque. J’ai été élevée en ayant une peur panique des Indiens. Mais on ne peut pas vivre avec Serge sans que cet amour-là se développe. C’est impossible, sinon on n’est pas avec lui. Il m’a fait aimer ces gens-là, aimer le territoire. Malheureusement, aujourd’hui, il a développé une allergie mortelle aux piqûres de mouches noires, alors nous ne pouvons plus y aller sans devoir aller à l’hôpital. C’est devenu trop dangereux pour lui d’aller dans le Nord. »

Notre ignorance

« On ne connaît pas les autochtones, regrette Serge Bouchard. On sait qu’ils ont des problèmes, qu’ils n’ont pas d’eau courante, qu’ils se suicident, qu’ils ont bloqué une route, qu’ils sont dans la marde, qu’ils manquent de logements, qu’ils ont des problèmes de toxicomanie. Ah ! et puis les femmes se font tuer et on ne fait pas d’enquêtes policières !

« Il n’y a rien de faux là-dedans, mais là n’est pas la question.

« Dans une de ses nouvelles chansons, Florent Vollant dit : “Voici mon nom, je suis un Innu.” On ne connaît même pas leurs noms, on ne sait pas qui ils sont. »

L’Innu n’est pas un Inuit

« Les Innus sont des Algonquiens, mais on les confond habituellement avec les Inuits, affirme Marie-Christine Lévesque. Comme l’écrit Serge en avant-propos, les Innues ne sont pas les épouses des Inuits [rires]. C’est vrai qu’on ne les connaît pas, comme on ne connaît pas l’ampleur de leur territoire. »

« Le livre a comme intention de montrer que le peuple innu existe dans son unité, ce que très peu de gens pensent. Ils n’habitent pas des “réserves indiennes”, ils “occupent” un territoire qui s’appelle le Nitassinan. C’est un peuple, une histoire, une culture, une langue. C’est trois, quatre mille ans d’histoire. Et c’est un tout petit peuple de 20 000 personnes… En fait, si on avait les yeux ouverts, on trouverait ça tellement admirable, on n’en croirait pas nos yeux que ces gens-là aient traversé tous ces siècles et soient encore là. »

Un testament

« Ce livre est une synthèse, un testament, insiste Serge Bouchard. C’est un livre populaire, vulgarisé, qui s’adresse à tous les Québécois, jeunes comme vieux, immigrants, Indiens comme non-Indiens. Je vais régler une chose dans ta vie, je vais te dire qui sont les Innus [rires]. »

« Et les faire aimer, ce serait le petit plus », renchérit Marie-Christine Lévesque.

Écrire à quatre mains

« Serge, c’est l’homme d’idées, il me donne une base et je tricote autour, explique l’éditrice et compagne de Serge Bouchard. La matière est là, moi, ce que j’aime, c’est modeler la pâte, raffiner. Nous travaillons en symbiose, on appelle ça notre intimité textuelle. Ce livre, c’est le tissage le plus accompli de nos deux écritures. »

« Tu es partout dans ce livre, ajoute l’anthropologue en réponse à sa compagne. Dans la mise en scène, la recherche, l’écriture, l’édition. Ce livre, c’est un demi-siècle d’histoire. C’est tout ce que j’ai vu de tellement beau entre les années 70 et aujourd’hui. C’est un livre qui se termine sur l’espoir. »

Le peuple rieur – Hommage à mes amis innus

Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque

Lux

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La réconciliation, un mot à la fois

La journaliste et auteure Mélanie Loisel a grandi à Fermont, sur la Côte-Nord, pas très loin de la réserve où a vécu Marly Fontaine, aujourd’hui artiste multidisciplinaire. Quelques kilomètres séparaient les deux jeunes femmes qui ne s’étaient jamais croisées jusqu’à ce qu’une amie les présente l’une à l’autre. Puis Marly a raconté sa vie à Mélanie, une vie marquée par la blessure des pensionnats qui ont complètement brisé les communautés autochtones, engendrant un cycle de violence et de maltraitance. Résultat : un livre poignant et captivant écrit au « je », et qui nous fait comprendre la réalité innue de l’intérieur.

Comment est née l’idée de ce livre ?

Mélanie Loisel :  En mai dernier, une amie commune m’a raconté qu’une jeune Innue de ma région s’était fait tatouer son numéro de bande sur le bras [dans le cadre de son projet de fin d’études, Marly Fontaine s’est fait tatouer les chiffres, tels les déportés juifs portant leur matricule de prisonnier après l’Holocauste]. Je n’en revenais pas. Je trouvais que c’était un geste brutal, provocateur, et je me suis dit : il doit y avoir une histoire et une réflexion derrière ce geste, car c’est quand même un statement. J’ai donc cherché à rencontrer Marly et ça s’est fait dès le lendemain. Lorsqu’elle m’a raconté son histoire, j’ai réalisé qu’elle était universelle et très représentative de ce que les femmes autochtones vivaient. Elle la racontait avec ses mots, à sa façon. Je me suis dit : c’est cette voix-là qu’on n’entend jamais. J’étais allée dans plusieurs réserves autochtones à travers le pays, j’avais suivi des cours de droit autochtone, mais là, pour la première fois, Marly me faisait prendre conscience que les pensionnats étaient à l’origine des problèmes sociaux qui perdurent. Elle apportait un éclairage nouveau, mais aussi un espoir et une vitalité…

Marly Fontaine : C’est la première fois que je t’entends dire ça… Que tu as été conscientisée par rapport aux pensionnats… 

M.L. : J’ai grandi à Fermont, mais je n’avais jamais entendu parler de l’histoire des autochtones, à part les batailles d’Algonquiens contre les Blancs dans les cours d’histoire [rires]. La seule chose que j’entendais dire, c’est : « On est allés au hockey, les Blancs se sont battus contre les Indiens », ou « Le train de Labrador à Sept-Îles a encore pris douze heures au lieu de huit parce que les Indiens sont débarqués… » Ce sont les vrais mots qu’on employait, ce sont les histoires qu’on entendait… Mais au fond, on parlait de la nation innue, c’était le grand-père de Marly qui allait à son camp entre Sept-Îles et Schefferville. Quand je roulais sur la 138, derrière les épinettes, il y avait toutes ces histoires que je ne connaissais pas. Il fallait que cette histoire soit racontée.

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez relu ce que Mélanie avait écrit ?

M.F. : J’étais contente, surprise, honorée, mais effrayée aussi. Je n’avais pas la prétention de dire : mon histoire doit être racontée, mais je me rends compte que mon histoire touche beaucoup de personnes qui se sentent concernées, des femmes et des hommes qui me remercient aujourd’hui d’avoir pris la parole. Ils m’encouragent, ils ont l’impression que cette histoire c’est leur histoire. Le livre permet de mieux comprendre et c’est exactement ce que je veux faire avec mon art. Je veux changer le monde.

Dans votre livre, vous parlez de votre enfance, de votre famille, des violences que vous avez subies, du fait que vous étiez déconnectée de votre propre culture. Avez-vous peur des réactions de votre entourage ?

M.F. : C’est sûr qu’il y a des choses très personnelles dans ce livre. Je parle de mon père qui a agressé ma mère et de ma naissance qui est le résultat de ce viol. Ma famille ne le sait pas. Or ma mère est retournée avec lui… J’ai peur de la réaction de mon frère quand il apprendra que son père a agressé sa mère. Disons que le livre est plus effrayant que satisfaisant. Il y a aussi ma cousine qui l’a lu et qui m’a dit qu’elle avait été elle aussi agressée par le même homme. Ce n’est pas nécessairement le côté de ma vie que je voulais mettre en valeur, mais c’est ce qui ressort. Je me disais qu’avec le mouvement #MoiAussi, les femmes autochtones allaient se sentir interpellées, mais non, c’est une autre réalité qui n’est pas la même.

M.L. : Il faut avoir beaucoup de courage pour aller sur la place publique et parler du tabou qui persiste depuis des générations et ce que ça suscite. Dans mon entourage aussi, le livre soulève des questions, des interrogations. Tout le monde m’en parle. En l’écrivant, on ne voulait absolument pas être moralisatrices ou mélodramatiques. Ce livre a été écrit par une Blanche et une Innue afin qu’il prépare la voie à la réconciliation.

Votre livre arrive au moment où se tient l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Que pensez-vous de cette enquête ?

M.F. : C’est bien qu’il y ait une enquête, on reconnaît qu’un problème existe, on le met en lumière. Mais c’est triste de voir que ça n’avance pas. Le système est fait pour les Blancs et il y a un petit côté colonialiste à tout ça. Au lieu de s’adapter au monde autochtone, on s’adapte aux Blancs.

M.L. : On impose une forme à cette enquête qui ne convient pas à leur façon de faire ni à leur rythme. On ne veut pas prendre les autochtones en considération. Je me dis qu’on ne connaîtra peut-être jamais l’histoire des femmes assassinées ou disparues, mais il y a celles qui restent et qui sont vivantes. Elles ont des choses à dire. Marly a choisi de vivre, elle est là aujourd’hui, c’est elle qu’on doit écouter, car on n’a pas écouté les autres.

Que vouliez-vous accomplir avec ce livre ?

M.F. : Je voulais apporter de l’espoir. J’essaie de conscientiser les gens et de leur dire : on n’est pas de mauvaises personnes avec un mauvais fond, on est juste un peuple brisé qui essaie de survivre. Arrêtez de nous juger. Regardez et comprenez. Dans mes performances, je joue sur les émotions pour que les gens comprennent ce que je vis, ce que je ressens. C’est un peu la même chose avec le livre.

M.L. : J’ai l’impression d’avoir fait un pas en avant pour vrai, en fonction de mes valeurs. On n’oubliera pas ce qui s’est passé. On avait des préjugés l’une envers l’autre et on y est arrivées, alors les autres aussi le peuvent. On ne se connaissait pas, on a pris la peine de se parler et de s’écouter et on est devenues des amies.

Ma réserve dans ma chair – L’histoire de Marly Fontaine

Mélanie Loisel

Fides

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