Opinion : Donald Trump et la Rust Belt

Quand les libéraux cherchent des réponses qui les confortent

Aux États-Unis, libéraux et membres du Parti démocrate ressentent encore les contrecoups du séisme politique qu’a provoqué en 2016 l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. La toute dernière secousse prend la forme d’une nouvelle étude par la politologue Diana Mutz, selon laquelle l’« anxiété liée à la condition raciale » – plutôt que l’« angoisse économique » – aurait incité de nombreux Blancs à voter Trump.

« Il ne s’agit pas d’une menace à leur bien-être économique, » a déclaré l’auteure de l’étude. « C’est plutôt la remise en cause partout au pays de leur domination en tant que groupe. » Le New York Times a réagi avec euphorie, exhortant à ses lecteurs de la classe moyenne à « abandonner la théorie des laissés-pour-compte » : c’est le racisme blanc, et non pas la trahison de classe, qui explique l’ascension de Donald Trump.

Abstraction faite des questions que soulève l’interprétation des données, l’emploi que l’on fait ici des résultats d’une enquête menée à l’échelle nationale pour expliquer la victoire de Trump pose de réels problèmes. Après tout, l’élection s’est jouée dans la Rust Belt – vaste région des États-Unis qui s’étend de Saint. Louis au Missouri à Scranton en Pennsylvanie et où la désindustrialisation a sévi dans les années 80 et 90.

Une analyse approfondie de l’élection présidentielle dans les cinq États de la Rust Belt, soit la Pennsylvanie, l’Ohio, le Michigan, le Wisconsin et l’Iowa, révèle que la victoire de Donald Trump puise ses racines dans la désindustrialisation.

Presque quotidiennement pendant la campagne, le politicien dénigrait sans relâche les accords commerciaux désavantageux conclus dans le passé. Son message a trouvé écho auprès de nombreux électeurs. Ainsi, Michael Zweig a constaté qu’en 2012, les ménages syndiqués de l’Ohio avaient conféré une avance de 23 % à Obama sur les républicains. Quatre ans plus tard, ils donnaient à Trump une avance de 9 % sur son adversaire démocrate. La situation s’est répétée dans d’autres régions désindustrialisées, notamment à Kenosha, au Wisconsin. Là, le vote démocrate a plongé de 20 %, ce qui a permis aux républicains de l’emporter pour la première fois depuis 1972. Or, ces électeurs flottants peuvent difficilement être assimilés à des Blancs racistes.

Dans les cinq États de la Rust Belt, 335 000 électeurs au revenu familial inférieur à 50 000 $ ont basculé dans le camp républicain, tandis que les démocrates ont perdu l’appui de 1,17 millions de personnes de la même strate économique. De toute évidence, des centaines de milliers d’électeurs issus de la classe ouvrière et favorables à Obama n’ont pas participé au scrutin cette fois-ci. Les facteurs de répulsion qui les ont incités à ne pas soutenir le Parti démocrate l’ont donc manifestement emporté sur les facteurs d’attraction qui auraient pu les motiver à voter Trump.

Une perspective historique

Par ailleurs, un certain recul historique fait défaut au débat actuel sur la victoire de Donald Trump. Par exemple, l’étude citée dans le New York Times ne porte que sur l’évaluation de l’anxiété des sujets quant à leur avenir économique. Mais qu’en est-il de leur passé ? Après tout, entre 1979 et 2010, 8 millions d’emplois ont été supprimés dans le secteur manufacturier aux États-Unis, et ce, principalement dans la Rust Belt. Dans les classes ouvrières, les pertes d’emploi sont durement ressenties, et leurs membres ont la mémoire longue.

Cela dit, la question raciale ne doit effectivement pas être négligée. Bien que le déclin industriel les ait touchés davantage, toutes proportions gardées, les Noirs et les Latinos issus de la classe ouvrière n’ont pas appuyé Trump. Par contre, nombre d’entre eux ne sont pas allés voter. Bref, il convient de prendre en compte à la fois le facteur de la race et celui de la classe sociale.

Il faut aussi élargir l’angle d’analyse. Déjà chancelante, la vieille coalition formée autour du New Deal de Franklin D. Roosevelt s’est atrophiée à partir des années 60 et a péri par la suite. Avec le temps, le libéralisme américain s’est vu définir en termes de race plutôt que de classe. Résultat, l’administration Carter a combattu l’inflation plutôt que le chômage dans les années 70, tout comme Obama a renfloué les banquiers plutôt que les propriétaires en 2009. De John F. Kennedy à Barack Obama, les démocrates se sont faits les champions du libre-échange. Ainsi, Bill Clinton a conclu l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), tandis qu’Obama a tenté de faire entériner le Partenariat transpacifique. Selon une étude parue en 2010, l’ALENA a entraîné la suppression de 700 000 emplois aux États-Unis.

Cela dit, nous restons aux prises avec la question suivante : pourquoi la récente étude sur « l’anxiété liée à la condition raciale » a-t-elle suscité un tel enthousiasme dans les cercles libéraux de classe moyenne ?

Les libéraux de classe moyenne avancent l’argument que les inégalités économiques n’ont rien à voir avec cette débâcle. Voilà qui me semble bien commode.

En effet, cela innocente en quelque sorte le Parti démocrate d’avoir abandonné les travailleurs et adopté des politiques néolibérales.

Soulignons que ce changement de paradigme ne se limite pas aux États-Unis. À preuve, la même situation se dessine aux quatre coins de l’Europe.

À tout le moins, ces récents développements ont mis au jour des sentiments jusque-là occultés. Il s’agit maintenant d’être à l’écoute. Si nous devons bien sûr examiner de quelle manière s’enchevêtrent les questions de race et de classe, ne restreignons pas notre lecture aux seuls électeurs blancs de la classe ouvrière. Considérons aussi l’attachement des libéraux de classe moyenne à un système économique injuste qui a fait de nombreux laissés-pour-compte – quoi qu’en dise le New York Times.

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