Témoignage

10 220 jours sous terre 

Le 2 mars 1990, ma mère donnait naissance à une extraterrestre. 

Well. C’est comme ça que je me suis toujours sentie. 

À 6 ans, je devais respecter un rituel chaque soir avant de me coucher. 1. Souhaiter bonne nuit à mes toutous dans un ordre précis, sinon un malheur arriverait. Mon ourson en premier, ma petite vache en deuxième et ma chouette pour finir. 2. Imaginer mes parents et ma sœur en phase terminale d’un cancer. Blêmes, cernés, pas de cheveux. L’image devait être parfaitement claire dans ma tête avant de passer à l’autre étape. 3. Assister à leurs funérailles. J’étais là, debout devant un cercueil, avec leurs trois photos placées à côté. 

Une fois que c’était fait, je pouvais m’endormir. Le truc, c’est que je n’avais jamais eu de contact avec la mort et que tout le monde était en parfaite santé. 

Je ressentais tout de façon exponentielle : les sons, les odeurs, les textures. J’adorais le bruit des déneigeuses la nuit pendant l’hiver – ça me calmait.

Par contre, je détestais le son de la radio le matin – l’équivalent de 348 personnes qui me crient en même temps dans les oreilles. Une balade en voiture se transformait en un aller simple en enfer : le parfum du sapin sent-bon mêlé à celui des bancs poussiéreux me donnait envie de vomir. Quand je prenais mon bain et qu’un seul cheveu mouillé touchait ma peau, c’était la fin du monde. 

Je n’ai jamais vraiment aimé l’école. Au primaire, on se moquait de moi parce que je bébébé-bégayais. On me barrait la route pour ne pas que je rentre dans la cour, ou alors on jouait à la tag en faisant exprès de me pousser. Au secondaire, à part les cours de français et d’art, je trouvais tout insignifiant. Le sacrament de théorème de Pythagore, je l’avais dans le cul. Ma prof de bio me rendait folle, parce que chaque fois qu’elle parlait, un filet de bave se formait entre ses lèvres. Mes dents se serraient, mon estomac se tordait, mes doigts se crispaient. Impossible de me concentrer sur la matière. 

« Liche tes lèvres, esti. »

Le concept de la féminité m’échappait, et la popularité ne m’intéressait pas. Mais secrètement, j’enviais les autres filles. Tout avait l’air tellement facile. À 17 ans, mes amies flirtaient, avaient des chums, et moi, la seule affaire que j’avais frenchée, c’était une paille. Je ne comprenais pas ce qui clochait avec moi. J’attribuais sans doute mes blue days au rouge dans mes bobettes. 

Qui suis-je ? 

Au fil des années, je me suis créé un personnage de fille drôle, joyeuse, avec de la jasette. C’était mon armure pour me protéger contre la vraie moi, celle qui était défectueuse. Je me suis forcée à avoir l’air normale, à fitter dans le moule, à colorier sans jamais dépasser. Ça m’a pris tout mon p’tit change pour exister. Bien sûr, j’ai vécu des moments heureux. Sauf que la souffrance n’était jamais bien loin, et anyway, les cennes noires ne m’ont jamais porté chance. 

Parfois, je réussissais à tout faker, à oublier comment je me sentais. On appelle ça du déni avec un grand D (ou une vraiment bonne MD). Mais la réalité a fini par me rattraper et me puncher en plein visage. 

« Sorry, Gwen. T’as échoué au test de la normalité. Meilleure chance la prochaine fois ! »

Un jour gris de février 2018, à l’aube de mes 28 ans, j’ai implosé.

Je travaillais dans une agence de pub depuis deux ans et je ne me reconnaissais plus. Je rêvais de sauter à la gorge de mon patron, de flipper des tables (au sens propre), de tout casser. J’étais déconnectée de mes émotions et de mon corps. 

Du jour au lendemain, j’ai donné ma démission. Comme ça, avec aucun cash de côté et pas vraiment de plan B. 

C’est plusieurs mois plus tard que ma vie a complètement changé. 

30 septembre 2018 

Je discutais avec deux personnes à propos de politique. Sujet qui ne me passionne pas particulièrement, d’ailleurs. Après quelques minutes de conversation, je suis devenue muette. 

« Comment ces personnes font-elles pour communiquer pis que ça flow aussi bien ? Y’en a une qui pose une question, l’autre qui répond. Jeez, Louise. C’est quoi le truc ? »

J’analysais le mécanisme de leurs échanges plutôt que de participer à la discussion comme n’importe qui l’aurait fait. Tiens, tiens. Sentiment de déjà vu. Pour une fois, j’assumais mon raisonnement, que je trouvais étrange. 

Quand je suis allée me coucher ce soir-là, j’ai ouvert mon cell et, d’une façon drôlement instinctive, j’ai tapé dans la barre de recherche Google « femmes Asperger adultes ». 

J’ai cliqué sur un premier lien. 

« Oh my God ! »

Un deuxième, puis un troisième. Gorge nouée, joues inondées. 

« C’est moi. C’est moi ! »

Comme par magie, mes points d’interrogation se sont changés en réponse. Tout à coup, je comprenais pourquoi traverser la rue m’angoissait.

Pourquoi je calculais tous les chiffres que je voyais (plaques d’immatriculation, adresses civiques, l’heure sur mon four). Pourquoi j’avais l’impression d’avoir, littéralement, deux visages différents. Pourquoi je pouvais écouter la même chanson 3476 fois de suite sans me tanner. Pourquoi j’aimais passer autant de temps seule. Pourquoi l’affection me rendait mal à l’aise. Pourquoi j’étais exténuée après une activité sociale. 

À ce jour, je n’ai pas compris ce qui s’est passé. C’est comme si une force invisible m’avait guidée vers ma vérité. Toute ma vie avait un sens. J’avais un sens. 

C’était irréel. Je me rencontrais enfin. 

56 nuits d’insomnie 

J’ai donc contacté une clinique privée d’autisme, et peu de temps après, le 16 novembre 2018, j’avais mon rendez-vous avec le Dr Giroux. Fun fact : c’est lui qui a posé le diagnostic de Louis T. Je devais d’abord lui envoyer mon récit de cheminement, c’est-à-dire un genre de résumé de vie, avec tout ce qui me faisait croire que j’avais un trouble du spectre de l'autisme (TSA). On m’avait demandé d’écrire trois pages maximum. J’en ai écrit 10. 

Ensuite, j’ai passé des tests de QI, de quotient d’empathie, quotient d’autisme, alouette. Puis, j’ai attendu mes résultats pendant deux mois. Les plus longs de ma vie. 

12 janvier 2019 

Mon rendez-vous était à 15 h 15. À 15 h pile, je patientais déjà dans la salle d’attente. 

Quelques minutes plus tard, le DGiroux est apparu dans le cadre de porte. Il m’a invitée dans son bureau, on s’est assis sur nos fauteuils de cuirette respectifs, et il m’a remis un épais document, dont il avait une copie. Lentement, on a feuilleté les pages, et il m’a expliqué le résultat de chacun de mes tests. 

— SVP, DGiroux, get straight to the point. Je dois savoir. Maintenant. 

Je soupçonne DGiroux d’avoir la faculté de lire dans les pensées, car il m’a dit alors : « Gwenaëlle, vous comprenez où est-ce qu’on s’en va avec ces résultats-là, n’est-ce pas ? » J’ai acquiescé en silence, les yeux pleins d’eau. Et là, avant même qu’il ne les prononce, j’ai lu ces mots sur le rapport : « Les tests diagnostiques confirment un syndrome d’Asperger chez Gwenaëlle. » 

— Wo. C’était donc ça, respirer ? 

*** 

Malheureusement, le syndrome d’Asperger (aussi appelé autisme de haut niveau) chez les femmes est méconnu. Parce que, contrairement aux garçons, on développe mille et un trucs pour paraître normales et passer inaperçues. Asperger women fly under the radar, c’est ce que je lis partout. And so did I

J’ai passé ma vie à être mon propre point de repère, alors que j’étais totalement perdue. Une vie à me sentir étrangère aux autres, à n’exister que dans ma tête, à survivre à moi-même. Ma souffrance était rendue banale, puisque quotidienne. Jamais je n’avais parlé à quelqu’un du chaos dans lequel je vivais. C’était moi, j’avais toujours été comme ça. 

Mais malgré toutes mes tempêtes intérieures, mes peurs qui me dévoraient, mon anxiété constante, jamais je ne me suis abandonnée. 

Jamais. 

Ce diagnostic m’a sauvée. 

Bientôt, il fera soleil. Et les fleurs surgiront de terre pour s’épanouir doucement.

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