OPINION INDUSTRIE LAITIÈRE

La crème glacée salée

Le prix du lait à la ferme est en moyenne près de trois fois plus élevé au Canada qu’ailleurs dans le monde

Avouons-le, les consommateurs ont été gâtés par la section des produits laitiers depuis environ deux ans.

Les prix de la crème glacée et du yogourt sont demeurés à peu près stables, tandis que ceux des viandes, des fruits et des légumes explosaient. En moyenne, le prix du lait et des produits laitiers au pays n’a augmenté que de 1 à 2 % depuis deux ans.

Cependant, à partir du 1er septembre, tout ça pourrait changer. La Commission canadienne du lait, à Ottawa, a choisi de prendre une décision tout à fait insoupçonnée, et ce, en plein milieu de l’été, soit dit en passant.

La Commission, qui a la responsabilité de calculer le juste prix du lait et du beurre à la ferme pour nos producteurs laitiers, a décidé d’augmenter le prix du beurre d’environ 3 %. C’est la magie de la gestion de l’offre qui opère, notre système protectionniste de quotas de production de lait et de tarifs à l’importation.

L’objectif premier de la gestion de l’offre, faut-il le rappeler, est de produire ce qu’on a besoin et que les producteurs laitiers gagnent une vie digne du monde occidental. Pour le lait, la crème et le beurre, les producteurs reçoivent une redevance selon un calcul bien défini par la Commission en fonction de ce que les vaches produisent.

Bien sûr, le beurre est un ingrédient essentiel pour plusieurs produits laitiers comme la crème glacée, le yogourt et le fromage. Avec cette nouvelle augmentation surprise, il est donc possible que les prix de ces produits au détail augmentent d’ici quelques mois. La Commission estime que les revenus des producteurs laitiers grimperont encore de 2,76 % dès le 1er septembre prochain. Les producteurs sont satisfaits, mais l’annonce a soulevé la colère des transformateurs et restaurateurs qui dénoncent le geste fortuit de la Commission.

En saisissant bien les enjeux de ces deux secteurs clés de notre économie, il est facile de comprendre pourquoi le mécontentement est aussi palpable. Ceux-ci doivent déjà composer avec un marché très concurrentiel, donc cette augmentation arrive à un bien mauvais moment.

Pour les transformateurs et les restaurateurs, en raison de la gestion de l’offre, les produits laitiers étaient en quelque sorte une source de réconfort. Contrairement aux prix des fruits et des légumes, des viandes et même de la main-d’œuvre, les produits laitiers n’avaient pas vraiment grugé leur marge de profits. Les prix ont fait preuve de stabilité depuis quelque temps et c’est bien sûr grâce à la gestion de l’offre.

Or, il est difficile de comprendre le raisonnement derrière cette hausse soudaine, compte tenu de l’état actuel du marché mondial. Le marché du lait, partout à travers le monde, est en chute libre.

En effet, le prix du lait à la ferme est en moyenne près de trois fois plus élevé au Canada qu’ailleurs dans le monde. Et la situation ne changera pas de sitôt.

La demande de lait au sein des économies en émergence comme la Chine recule depuis quelque temps. Les sanctions russes et les embargos qui durent déjà depuis un certain temps font aussi mal à la demande mondiale de lait. Bref, le marché vit une période de transition sévère et rien ne porte à croire que la situation changera d’ici le milieu de l’an prochain.

L’Europe traverse des moments particulièrement difficiles. Prise avec un surplus invraisemblable de lait, l’Union européenne a offert depuis quelques mois à ses producteurs laitiers plus d’un milliard d’euros pour diminuer leur production continentale. De plus, un nouveau programme de 500 millions d’euros a été approuvé tout récemment. De toute évidence, Bruxelles souhaite ardemment que plusieurs producteurs quittent l’industrie afin de rétablir un équilibre entre l’offre et la demande.

La Nouvelle-Zélande éprouve aussi des difficultés majeures. La géante Fonterra estime que sa production pourrait diminuer de 5 % cette année. C’est plusieurs milliards de dollars de ventes de produits laitiers en moins.

L’or blanc n’a plus le cachet qu’il avait, mais les choses se replaceront, comme elles le font toujours éventuellement.

Pendant ce temps, au Canada, les acheteurs de beurre industriel qui comprennent bien le contexte macroéconomique du lait ont bien sûr du mal à accepter la hausse suggérée par la Commission. Ils reconnaissent que la prime supplémentaire à payer à partir du 1er septembre est en principe une taxe pour l’inefficacité de notre filière laitière. Pendant que nos transformateurs et restaurateurs paient davantage et s’affaiblissent, la concurrence ailleurs dans le monde épargne.

Depuis quelque temps, les producteurs agricoles se plaignent de voir les transformateurs importer du lait diafiltré au Canada en provenance des États-Unis. Le lait diafiltré, moins cher que le lait et le beurre d’ici, permet à nos transformateurs de diminuer le coût de leurs intrants. Le produit est importé sous un autre label et évite la tarification prohibitive de la gestion de l’offre.

La différence de prix est telle que même Agropur, coopérative appartenant à des producteurs laitiers d’ici, l’a fait pendant un moment. L’hypocrisie totale. Au lieu de tenter de régler le problème du lait diafiltré, la Commission s’acharne en indemnisant les producteurs. Une vision tout à fait myope.

Avec cette nouvelle hausse, ne soyez pas surpris de voir plus de lait diafiltré pénétrer notre marché ; signe indiscutable que notre système de la gestion de l’offre est en train de s’écrouler.

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