Revenir au texte et à l’esprit du projet de loi 62
La loi 62 affirmant la neutralité religieuse de l’État et codifiant la jurisprudence existante sur les accommodements raisonnables vient d’être adoptée. Un gouffre profond sépare déjà ceux qui la trouvent trop timide et ceux qui y voient une injustifiable attaque contre la liberté de religion et le droit à la non-discrimination des femmes musulmanes qui portent un voile couvrant le visage.
L’article 9 de la loi – celui énonçant la norme du « visage découvert » dans la prestation et réception d’un service public – est au cœur de la controverse. Ceux qui trouvent la loi trop timide voudraient que le port de tous les signes religieux visibles soit interdit pour les agents de l’État en position d’autorité. Ceux qui la considèrent comme répressive s’opposent à l’interdiction des vêtements qui couvrent le visage, du moins en ce qui concerne les usagers des services publics.
Comment devrions-nous aborder cette question ? Selon nous, la meilleure approche consisterait à inviter les organismes publics touchés à établir leur propre politique eu égard au port du voile intégral, dans le respect des règles de droit pertinentes.
Les employés et gestionnaires qui œuvrent dans ces organismes sont les mieux placés pour déterminer si le port d’un voile intégral pose problème et, le cas échéant, comment y remédier en portant le moins possible atteinte à la liberté de religion des femmes concernées.
Le gouvernement a plutôt choisi d’insérer dans la loi une règle en vertu de laquelle les employés des organismes publics et les usagers ne peuvent porter un vêtement recouvrant le visage lors de la prestation d’un service public. Cela dit, comme pour toutes les normes d’application générale, des mesures d’accommodement raisonnable devront être accordées si elles sont fondées sur un droit fondamental, comme la liberté de religion, et si elles n’engendrent pas des contraintes excessives, en particulier sur le plan de la communication, de l’identification et de la sécurité. On comprend aisément comment de tels motifs justifient l’interdiction du voile intégral chez les employés qui assurent la prestation des services publics.
Toutefois, comme l’a avancé le professeur de droit Louis-Philippe Lampron, le port d’un voile intégral sera toujours possible pour les usagers, à moins que l’on puisse démontrer que le dévoilement du visage est nécessaire à la communication, à l’identification ou à la sécurité. Le texte de la loi, sur ce point, est parfaitement clair : « Un accommodement qui implique un aménagement à l’une ou l’autre de ces règles est possible mais doit être refusé si, compte tenu du contexte, des motifs portant sur la sécurité, l’identification ou le niveau de communication requis le justifient ».
Bref, les autorités publiques devront exempter les femmes qui portent un voile intégral pour des raisons religieuses à moins qu’elles aient des raisons sérieuses de croire que les motifs de sécurité, d’identification et de sécurité exigent le dévoilement. Ce faisant, les organisations publiques n’auront d’autre choix que d’élaborer une politique eu égard aux vêtements recouvrant le visage, question d’éviter l’arbitraire et de confier aux employés une tâche impossible.
Toutefois, il appert que la ministre de la Justice favorise une interprétation plus restrictive. Elle a laissé entendre que l’article 9 impliquera qu’une usagère des transports en commun, par exemple, se dévoile pendant toute la durée de son trajet.
Il apparaît pourtant fortement improbable que les motifs de sécurité, de communication et d’identification justifient l’obligation de se dévoiler dans un contexte comme celui d’un trajet en autobus.
Une telle interprétation s’éloigne à la fois du texte et de l’esprit de la loi. De même, un médecin qui ne considérerait pas que le dévoilement du visage est nécessaire à son travail ne serait nullement tenu d’exiger que la patiente retire son voile intégral en vertu de la loi.
L’obligation de se dévoiler devrait être réservée aux situations où elle est vraiment nécessaire. Dans certains cas – l’obtention d’un permis ou l’exercice du droit de vote –, un dévoilement rapide permettant l’identification de la personne peut être suffisant. Dans d’autres cas, pensons à une élève fréquentant une école secondaire publique, l’obligation sera plus exigeante pour la personne concernée.
Nul besoin de célébrer la burqa et le niqab pour penser qu’une loi qui aurait pour effet de décourager des femmes à utiliser les transports en commun serait à la fois répressive et contre-productive. En plus de brimer une liberté fondamentale sans justifications suffisantes, elle aurait pour effet de rendre les déplacements au sein de la ville plus difficiles et, par le fait même, de réduire les occasions d’interagir avec d’autres citoyens, ce qui contredit l’idéal d’interculturalisme auquel le gouvernement dit adhérer. Nous encourageons fortement la ministre à corriger le tir le plus rapidement possible.
* Les auteurs ont publié Laïcité et liberté de conscience (Boréal, 2010).