Chronique

La fin du Far West

Peut-on recommencer à croire quelqu’un qui n’a pas été à la hauteur de la confiance qu’on avait placée en lui ?

La question est universelle.

Et difficile.

En amour, en affaires, en général. Peut-on croire un réseau social qui promet de bien gérer nos renseignements personnels et qui les donne, au mieux involontairement, au pire par négligence, à de tierces parties aux objectifs glauques ?

Comment retrouve-t-on la foi ?

Le temps sans doute joue un rôle. De longues explications aussi. Comme celles que le fondateur et dirigeant de Facebook, Mark Zuckerberg, nous a offertes hier, d’abord dans un message sur Facebook, puis en entrevue à CNN, entremêlant mea culpa et excuses avec multiples promesses sur le grand ménage et l’auto-enquête que la société entend entreprendre pour voir s’il y a eu dans son passé d’autres Cambridge Analytica, cette société d’influence électorale liée à Donald Trump, qui a eu accès aux profils de 50 millions d’utilisateurs de Facebook.

Devant la rupture du lien de confiance, on peut décider de tout larguer. De couper tous les ponts.

Mais ce n’est jamais aussi simple qu’on peut le croire, car les raisons de l’alliance, au départ, ne disparaissent pas du jour au lendemain. Va-t-on, tous ensemble, lâcher tout d’un coup tous nos comptes Facebook ?

Pour aller où ?

Sur Instagram ?

Ça leur appartient.

Va-t-on parler à nos amis sur WhatsApp ?

Ça aussi, ça fait partie de la même gang.

Un des fondateurs de la plateforme de messagerie, Brian Acton, qui n’en fait plus partie, a embarqué dans la campagne #deletefacebook hier. Où l’a-t-il annoncé ? Sur Twitter…

Donc il reste ce réseau. Snapchat aussi.

Mais peut-on, de façon réaliste, se dire qu’on n’ira plus sur nos réseaux sociaux habituels ? Qu’on va uniquement se parler et s’écrire des courriels, peut-être aussi communiquer un peu via iMessage ?

Et qu’est-ce qui nous dit qu’un scandale n’attend pas une autre de nos plateformes préférées ?

Hier, Mark Zuckerberg a admis que Facebook avait fait des erreurs dans sa relation avec Cambridge Analytica. Il a promis d’en faire plus pour que ça ne se reproduise pas, pour mieux trier les demandes de tiers qui travaillent avec Facebook – à la base du scandale. Il a aussi promis de mieux informer les usagers sur la protection de leurs renseignements personnels et de mieux les outiller pour comprendre ces enjeux. On n’en parle jamais assez. La convivialité de tous les échanges entre les usagers et les plateformes sur la protection des données individuelles est au cœur des problèmes. Faire cliquer sur « D’accord » au pied d’ententes écrites avec une police de caractères microscopique dans une langue savante, c’est comme ne pas protéger les utilisateurs du tout.

On perpétue sciemment des décisions prises à l’aveuglette.

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Mais revenons à la question de base : maintenant qu’on sait que Facebook s’est fait passer un tel sapin, peut-on encore lui faire confiance ?

Je crois qu’on peut croire que ses administrateurs feront tout pour qu’un prochain Cambridge Analytica ne soit plus possible. Hier, Zuckerberg a semblé dire que de « mauvais acteurs » étaient déjà à l’œuvre pour influencer les élections de mi-mandat aux États-Unis et que Facebook les avait à l’œil.

Mais peut-on faire confiance à Facebook pour nous protéger contre la prochaine tactique déloyale du prochain groupe qui aura de mauvaises intentions ? Verra-t-on venir le nouveau problème dont on ne connaît encore ni la nature ni l’auteur ?

Et n’y a-t-il pas un problème plus fondamental dont il faut discuter ? Celui posé par l’argent.

Facebook en particulier et le web en général connaissent une crise de croissance qui ressemble à celle des médias des siècles passés et qui survient quand on mélange argent et information, et donc démocratie.

Les médias ont besoin d’argent pour fonctionner. Mais l’argent veut influencer ou utiliser le contenu. Ce paradoxe, ce conflit presque existentiel, n’a rien de nouveau.

De ces crises passées dans les médias traditionnels sont nées des règles. Pour que l’information ne soit pas influencée par l’argent, pour qu’il nourrisse l’infrastructure sans toucher au contenu. Et pour que la politique et la démocratie fleurissent grâce à l’information sans la manipuler.

Faire coexister ces forces parfois contradictoires n’est pas simple. Mais nos démocraties y sont arrivées. Et les médias ont trouvé leur façon de faire à travers tout cela, combinant publicité et abonnements payants pour financer l’information, le tout sur fond de murailles internes entre journalisme et quête de ressources, avec toutes sortes de règles, de lois, de conseils de presse, de règles éthiques et compagnie qui se sont construits avec les années, pour s’assurer que le modèle fonctionne.

Les réseaux sociaux, eux, n’ont pas franchi ces étapes.

Ils ont aussi des structures qui ont besoin de revenus, de l’information qui circule, un public qui interagit, mais c’est pratiquement le Far West.

Ce que la crise actuelle de Facebook nous dit, c’est qu’il faut mettre fin à cette situation et, collectivement, se donner des règles du jeu, des lois, des règlements, que l’on n’a pas encore, pour encadrer internet.

Même Zuckerberg, hier, a admis qu’on était rendu là.

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Les réseaux sociaux ne sont pas antidémocratiques par définition.

Dans de nombreux pays, Facebook joue un rôle crucial pour informer les populations, tout comme Twitter permet les échanges et la diffusion d’informations importantes durant certains événements politiques.

Les réseaux sociaux, ce n’est pas tout blanc ou tout noir.

Et dans l’affaire Cambridge Analytica, Facebook a peut-être été négligent. Mais on n’a pas de raison de croire qu’il a été malveillant.

Zuckerberg a admis hier que jamais il n’avait prévu, en fondant le réseau, devoir se battre contre des forces politiques désireuses d’influencer indûment des élections.

Le cœur du scandale, c’est que les faiblesses du réseau, et peut-être une certaine naïveté de ses fondateurs, ont été exploitées par des gens qui, eux, voulaient intentionnellement les exploiter. Se servir des failles du processus démocratique actuel, soit l’absence de certaines balises à la liberté d’information sur les nouveaux médias, en combinant tout cela à de nouvelles capacités d’analyse et d’exploitation de données d’une sophistication jamais vue auparavant, pour arriver à leurs fins, sans égard aux principes éthiques de base de nos démocraties.

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La démocratie a-t-elle été trompée par un de ses propres piliers, la liberté ?

Et comment peut-on lui refaire confiance ?

En la réparant.

Donc Facebook a de gros devoirs à faire. Et semble vouloir les faire.

Mais nous aussi, nous avons du pain sur la planche.

Nous n’allons pas laisser les réseaux, les entreprises technos décider seules de l’avenir de nos processus politiques.

Nous devons regarder ce que la technologie permet, le bon et le risqué, et choisir, ensemble, de l’encadrer pour qu’elle n’empêche pas la démocratie d’exister de façon cohérente.

Ça va prendre de nouvelles lois.

Et il est urgent de faire cet exercice parce que l’intelligence artificielle ne fait que commencer à arriver dans nos vies à tous.

Je le répète, je me répète : au boulot.

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