Architecture du (très) Grand Nord
La baleine jaillissante arque son corps fuselé sur le mur de la petite cafétéria.
L’œuvre murale réalisée par le réputé artiste inuit Tim Pitsiulak – « décédé peu de temps après l’avoir dessinée » – est la première chose que montrera Alain Fournier dans les bureaux d’EVOQ Architecture, aux 9e et 10e étages d’un bâtiment de la rue Saint-Alexandre.
Car EVOQ se spécialise en conservation du patrimoine et en architecture des Inuits et des Premières Nations, explique son président.
À des milliers de kilomètres plus au nord, la firme a semé des aérogares et édifices publics conçus pour – et surtout avec – les communautés autochtones.
Des bâtiments aussi complexes que la vaste Station canadienne de recherche dans l’Extrême-Arctique (SCREA*), inaugurée en 2019 à Ikaluktutiak, au Nunavut. La petite communauté est tellement nordique qu’elle n’est plus sur le continent, mais dans l’île Victoria, au 69e parallèle. L’édifice marie des laboratoires de recherche et des espaces communautaires à l’usage de la population locale. Le bardage cuivré qui le recouvre en partie rend hommage aux Inuits du cuivre, ainsi nommés pour leur usage du cuivre natif qu’ils recueillaient dans la région.
Diplômé de l’École d’architecture de l’Université McGill en 1975, Alain Fournier a fondé sa propre firme au début des années 80.
« Et de fil en aiguille, j’ai commencé à travailler avec les Inuits tout d’abord, éventuellement avec les Cris, et petit à petit, on a réalisé de plus en plus de projets avec eux. »
Le 1er janvier 1996, son bureau a fusionné avec celui de Julia Gersovitz et Rosanne Moss, spécialisé en conservation du patrimoine – une autre manière de respecter la tradition.
Comment en est-il arrivé à s’intéresser à ce marché autochtone ?
« Pour moi, ce n’est pas un marché, corrige-t-il vivement. C’est vraiment un intérêt personnel, d’abord. Ça remonte à très loin. J’ai vu un documentaire sur la fabrication d’igloo, quand j’avais 9 ou 10 ans, et j’ai essayé immédiatement d’en construire un, et je me suis découvert très incompétent. »
L’ingéniosité des Premières Nations l’a fasciné d’abord, leurs cultures ensuite.
Sur une table de l’atelier, divers objets de ces cultures sont déposés : chaussons, sculptures, jouets, outils…
« C’est une source d’inspiration. Ça, par exemple, c’est ce qu’on appelle un couteau croche, décrit-il en saisissant un couteau à long manche dont la lame se retrousse, indispensable outil multi-usage. Quand on parle d’innovation et d’ingéniosité, il faut voir comment ils fabriquaient tout ça ! Nous n’avons pas tout inventé ! »
EVOQ compte à présent une centaine d’employés à son siège social de Montréal, ses succursales de Toronto et d’Ottawa, et sa filiale d’Iqaluit.
Patrimoine et tradition ne riment pas avec innovation ? Détrompez-vous.
En mai dernier, l’Institut royal d’architecture du Canada a décerné à EVOQ un certificat de mérite pour l’innovation en architecture pour l’édifice de l’Ouest du Parlement, à Ottawa. Pour accueillir la Chambre des communes durant les travaux de réfection du parlement, EVOQ, sous la direction de Julia Gersovitz, a recouvert d’un immense toit de verre la vaste cour enclose entre les quatre ailes de l’édifice de l’Ouest. « Ça semble simple, mais c’est titanesque comme entreprise », commente Alain Fournier.
L’architecture à l’intention des nations autochtones du Grand Nord comporte elle aussi sa part de contraintes.
« Le premier défi, c’est d’arriver à retrouver ensemble, avec eux, leur vision. Arriver à créer des bâtiments qui leur ressemblent.
— Des bâtiments qui leur ressemblent, ça ressemble à quoi ?
— Ben c’est ça, voilà le défi ! C’est là qu’entre en jeu notre travail. »
Leur approche a donné son nouveau nom à l’entreprise, adopté il y a trois ans.
« EVOQ décrit un peu la façon dont on travaille et ça va répondre à la question. Évoquer, c’est donner du sens d’une manière poétique. »
« Pour y arriver, au fil des 40 années, on a fini par d’abord sortir de l’espèce de prison des architectures traditionnelles temporaires, style wigwam, tipi, igloo… »
Peu à peu, la firme a pris conscience qu’elle pouvait aussi puiser dans la culture matérielle des Premières Nations : outils, canots, kayaks, traîneaux, faune, flore…
« Et un bon exemple, c’est le programme des aérogares qu’on a construites ou rénovées au Nunavik. »
La première fut celle de Kuujjuaq, inspirée du kayak. Les habitants de Puvirnituq ont pour leur part demandé que leur aérogare évoque le qamotik, le traîneau traditionnel inuit.
La communauté de Quaqtaq a choisi le béluga. « Ce sont des chasseurs de bélugas, alors pour eux, ça a un sens », explique l’architecte.
L’oie des neiges inspire une aérogare en construction à Salluit. Et jusqu’à la récolte des petits fruits sauvages, que la communauté d’Inukjuak a demandé d’honorer.
« Si on ne voyait pas le nom sur les aérogares standard construites dans les années 90, on aurait pu se croire dans n’importe quel village, souligne-t-il. Maintenant, chaque village a une aérogare qui lui ressemble, à laquelle il peut s’identifier. »
Et ainsi, peu à peu, le processus de conception a glissé de la consultation à la cocréation.
« Et c’est là où l’innovation entre en jeu. On associe souvent l’innovation à un effet de mode, à quelque chose de nouveau. Mais dans ce cas-ci, c’est faire les choses de façon différente, mais beaucoup plus durable. On se préoccupe autant de préserver la biodiversité que la diversité culturelle. C’est ce qu’on fait en aidant les autochtones à s’approprier leur environnement bâti. »
Il ne faut sans doute pas se surprendre que des peuples qui vivent dans l’immensité vierge de la nature aient une perception décloisonnée de l’environnement bâti.
« Les autochtones ont une sensibilité aux espaces qui est différente de la nôtre. Ce sont des choses qu’on a apprises après une longue période de temps. »
— Alain Fournier
« Chez eux, traditionnellement, les espaces sont en lien les uns avec les autres, encastrés les uns dans les autres. C’est très ouvert, parce qu’ils avaient cette notion de voir ce que les autres font, de pouvoir communiquer plus facilement. Aujourd’hui, on parlerait d’aires ouvertes, mais c’est plus subtil. »
Il donne l’exemple de la salle de guérison ou de savoir traditionnelle, commune à de nombreuses nations autochtones. « Cette pièce est généralement circulaire. Le cercle est un symbole extrêmement important. »
Dans cet esprit, une interprétation contemporaine du qalgiq – l’igloo communautaire traditionnel – a été intégrée dans la SCREA* d’Ikaluktutiak.
Son cône tronqué, dont la base est dotée de bancs formant un cercle, se fond dans la trame orthogonale de la section scientifique de l’édifice – une manière de faire entrer un cercle dans un carré.
Il faut encore compter avec les difficultés géographiques et climatiques, comme le montre le projet du Centre régional de rétablissement Isuarsivik à Kuujjuaq. La construction devrait commencer l’an prochain : « La route d’accès est presque terminée ! »
Les édifices conçus pour le Grand Nord par EVOQ sont le plus souvent recouverts de parements métalliques. À cet égard, le créateur semble avoir peu de latitude sous ces latitudes.
« Non, parce que dans ce cas, tout est transporté par bateau, confirme Alain Fournier. Pas question de transporter de la maçonnerie, du béton, ou des revêtements qu’on retrouve dans le Sud. Question de durabilité, aussi. Dans le fond, on fait comme les autochtones ont toujours fait : il faut faire preuve d’ingéniosité et être responsable. »
Ingéniosité : cette autre façon de prononcer « innovation ».