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Une extase inexpliquée

D’aussi loin que Giulia Poerio se souvienne, le phénomène a fait partie de sa vie. Un professeur qui se penchait pour lui expliquer quelque chose d’une voix douce. Sa mère qui faisait des tâches répétitives avec un air concentré. Quelqu’un qui lui appliquait du maquillage sur le visage. Et voilà que la « chose » se déclenchait.

« C’est comme un picotement chaud, une sensation de relaxation qui commence à l’arrière du crâne et qui descend le long de la colonne. Il est difficile d’expliquer à quel point c’est plaisant et relaxant », explique la jeune Britannique, qui mène aujourd’hui des recherches en psychologie à l’Université de York, au Royaume-Uni.

« Je pensais être la seule personne à ressentir ça, raconte-t-elle. Quand j’ai découvert les centaines et milliers de vidéos qui existent sur YouTube… Je passais mes nuits à les regarder. »

— Giulia Poerio

Depuis quelques années, le phénomène décrit par Giulia Poerio porte un nom : ASMR. Il s’agit du sigle de l’expression anglaise « Autonomous Sensory Meridian Response », ou « réponse autonome sensorielle méridienne ». L’origine de l’appellation n’est pas claire. Et, malgré ses connotations savantes, elle n’a aucune signification scientifique.

L’ASMR est généralement décrit par ceux qui le ressentent comme une sensation de « picotement » qui commence derrière le crâne et descend le long de la colonne vertébrale. Les déclencheurs sont aussi divers que mystérieux : des chuchotements, des mouvements lents ou répétitifs, des sons clairs et rapprochés. Le fait de recevoir de l’attention soutenue de quelqu’un peut aussi provoquer la sensation.

L’affaire dépasse la simple lubie de quelques individus. Sur YouTube, plateforme de prédilection des inconditionnels d’ASMR, les vidéos destinées à déclencher le phénomène se comptent maintenant par millions. Elles sont vues des centaines de milliers, voire des millions de fois.

Pour les non-initiés, plonger dans ce monde est une expérience déroutante. Ici, une vidéo montre une femme qui fait semblant de vous nettoyer les oreilles en passant un coton-tige sur la caméra de son ordinateur. Là, un homme brasse inlassablement des grains de riz dans un bol à quelques centimètres d’un micro. Dans une autre vidéo, quelqu’un tourne les pages d’un livre en chuchotant. Les vidéos du genre durent habituellement entre 20 et 30 minutes. Certaines font plus de 10 heures.

Que diable se passe-t-il ?

« Nous ne le savons pas, résume Emma Barratt, titulaire d’une maîtrise en psychologie de l’Université de Swansea, au Royaume-Uni. Nous sommes au tout début des recherches dans ce domaine. »

PREMIÈRES INVESTIGATIONS SCIENTIFIQUES

Mme Barratt est l’une des rares personnes qui se sont penchées sur l’ASMR d’un point de vue scientifique. Oubliez les recherches publiées dans des revues réputées comme Science ou Nature. Pour l’instant, les quelques travaux qui existent sont l’œuvre d’étudiants curieux, qui mènent souvent leurs investigations dans leurs temps libres.

Alors qu’elle faisait sa maîtrise en psychologie à Swansea, Mme Barratt s’est alliée à un autre étudiant du même établissement, Nick Davis (aujourd’hui docteur en psychologie et chargé d’enseignement à l’Université métropolitaine de Manchester).

En l’absence de connaissances sérieuses, les deux scientifiques ont voulu commencer par le commencement : documenter le phénomène. Sur l’internet, ils ont recruté 475 personnes se disant sensibles à l’ASMR et leur ont demandé de répondre à un questionnaire.

Le résultat est ce qui est considéré comme le tout premier article scientifique révisé par les pairs traitant d’ASMR. Les chercheurs ont notamment découvert que les gens utilisent l’ASMR comme un moyen de relaxation (98 % des répondants), et très souvent avant d’aller se coucher (81 % des répondants). Presque tous ont fait leur première expérience d’ASMR alors qu’ils étaient enfants. Les répondants disent observer des bénéfices de l’ASMR sur leur moral, et une importante proportion utilise même le phénomène pour soulager la dépression ou la douleur chronique.

UNE CARTE

Les chercheurs ont aussi établi les déclencheurs les plus fréquents de l’ASMR et dessiné une « carte » qui montre les effets dans le corps tels que les décrivent ceux qui les ressentent.

Mais la plupart des grandes questions demeurent sans réponse, dont l’une des plus intrigantes est certainement celle-ci : pourquoi certaines personnes sont-elles sensibles au phénomène alors que ce n’est pas le cas pour d’autres ?

« Il est possible que nous soyons tous nés avec la capacité de ressentir l’ASMR, mais que certains la perdent en vieillissant », avance Mme Barratt.

Giulia Poerio, elle-même sensible à l’ASMR (ce n’est pas le cas de Mme Barratt), a aussi décidé d’étudier le phénomène. Avec trois autres étudiants, elle a fondé le « laboratoire ASMR », à l’Université de Swansea, au Royaume-Uni.

« Je voulais en savoir plus sur ce que je ressentais, mais je n’ai rien trouvé dans la littérature scientifique. J’ai décidé de mener mes propres recherches », explique Mme Poerio.

Elle admet que le sujet n’est pas toujours pris au sérieux dans la communauté scientifique. La Presse a d’ailleurs pris contact avec quelques neuroscientifiques, qui ont refusé de commenter le phénomène, affirmant qu’il ne s’agissait pas de « véritable science ».

« À moins de dire que les millions de gens qui regardent des vidéos font semblant pour se rendre intéressants, il faut bien reconnaître que le phénomène existe, proteste Giulia Poerio. Et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas appliquer la méthode scientifique pour essayer de le comprendre. »

Son groupe – qui travaille par pure curiosité, de façon bénévole – vient de terminer une étude impliquant 50 sujets sensibles à l’ASMR et 50 autres qui ne le sont pas. Les participants ont regardé des vidéos pendant que les étudiants mesuraient leurs réponses physiologiques comme le rythme cardiaque, le rythme respiratoire et la conductance de la peau (une mesure de la réponse du système nerveux par la sueur dégagée). Les résultats sont encore en cours d’analyse.

« On espère démontrer que l’ASMR est un phénomène qu’on peut mesurer physiologiquement », dit Mme Poerio.

Ceux qui étudient le phénomène croient que l’ASMR pourrait être apparenté à d’autres réactions physiologiques, comme les frissons ressentis en écoutant de la musique ou la misophonie (l’aversion à certains sons comme le crissement des ongles sur un tableau). Emma Barratt et Nick Davis croient qu’il pourrait aussi exister un lien entre l’ASMR et la synesthésie, un phénomène par lequel le cerveau associe plusieurs sens (par exemple, certaines couleurs avec certains sons).

« Ça me rappelle l’état de suggestion et de relaxation de l’hypnose », dit quant à lui un psychologue québécois friand d’ASMR qui se fait appeler Paul Artwork sur YouTube (voir autre onglet).

Pour l’instant, cependant, toutes ces associations sont hypothétiques. Et les amateurs vivent leurs « orgasmes du cerveau » dans l’extase… et l’ignorance de leurs causes profondes.

UNE STIMULATION SEXUELLE ?

Tapez « ASMR » sur YouTube, puis faites afficher les vidéos les plus populaires. Vous constaterez rapidement que celles-ci mettent très souvent en vedette de jeunes femmes, dont certaines usent manifestement de leurs charmes.

Y aurait-il une dimension sexuelle à l’ASMR ?

Dans leur étude menée sur 475 participants, Emma Barratt et Nick Davis ont posé la question. Résultat : seulement 5 % des participants ont dit utiliser l’ASMR à des fins de stimulation sexuelle. Une forte majorité (84 %) se disait en désaccord avec une telle affirmation.

« Les gens qui ressentent l’ASMR vous le diront : il s’agit d’une sensation qui n’a rien de sexuel, dit Giulia Poerio. Cela dit, j’ai aussi noté récemment la publication de vidéos qui ont un aspect sexuel. Je crois qu’il s’agit de gens qui tentent de surfer sur le phénomène de l’ASMR pour en faire quelque chose d’autre », dit-elle.

« L’ASMR recrée souvent un contexte d’intimité, dit quant à lui le producteur de vidéos d’ASMR québécois Paul Artwork. Il est possible que des gens se trouvent érotisés par ça. Moi, quand une belle fille s’approche de la caméra et me parle doucement avec les lèvres entrouvertes, c’est sûr que ça peut créer certaines réactions physiologiques. Mais la dimension sexuelle n’est pas foncièrement ancrée dans l’ASMR. »

Lui aussi observe qu’un mélange des genres s’installe, avec de nombreuses vedettes de la webcaméra qui utilisent maintenant l’appellation « ASMR » dans leurs vidéos.

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La carte de l’ASMR

La sensation de picotement descend ensuite le long de la colonne vertébrale. Certaines personnes disent que les picotements gagnent aussi les épaules.

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LA CARTE DE L’ASMR

La plupart des gens sensibles à l’ASMR affirment que le phénomène se manifeste d’abord par des picotements à l’arrière du crâne (41 % des individus sondés) ou dans les épaules (29 %). Une majorité des personnes (63 %) affirme que le phénomène démarre toujours au même endroit, contre 27 % chez qui l’origine de la sensation varie.

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LA CARTE DE L’ASMR

En posant des questions à 475 personnes sensibles à l’ASMR, les psychologues Emma Barratt et Nick Davis ont pondu la première « carte de l’ASMR » (réponse autonome sensorielle méridienne). Elle montre où se produisent les fameux « picotements » rapportés par ceux qui ressentent le phénomène.

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La carte de l’ASMR

De nombreux individus affirment que lorsque la sensation est forte, elle gagne aussi le bas du dos, les jambes et les bras.

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