Chronique

Les cibles trop faciles

On a beau avoir trouvé des fautes à ces trois hommes-là, on ne pouvait pas les tenir seuls responsables, criminellement responsables de ces 47 morts.

C’est un peu ce que le jury nous a dit hier, après neuf longues journées de réclusion.

C’était trop énorme, c’était trop injuste à la fin.

Ces trois hommes-là, le conducteur Thomas Harding, son contrôleur Richard Labrie et son patron Jean Demaître, n’étaient que les derniers au bout d’une longue chaîne de négligence. Une négligence institutionnalisée dans la Montreal, Maine & Atlantic qui a comprimé ses dépenses jusqu’au quart de cent, jusqu’à ce que tout puisse dérailler. Locomotives mal entretenues, voies ferrées usées à la corde, tout était négligé dans cette compagnie, comme l’a bien démontré le rapport du Bureau de la sécurité des transports en 2014. Une compagnie « cheap », jusque dans l’allure de ses dirigeants, et en plus, une compagnie mal surveillée par Transports Canada, qui a fini par accepter la règle (abandonnée depuis) du « one-man crew », c’est-à-dire une équipe d’un seul homme, comme ce soir du 5 juillet 2013.

Un homme seul aussi : Thomas Harding, qui a été présenté aux caméras de télévision menottes aux poignets. Oui, il le reconnaît, il n’a pas respecté la réglementation fédérale. Il a commis une erreur. Mais quand tout brûlait et que tout menaçait d’exploser, il est allé risquer sa vie pour aider les pompiers à retirer les wagons du brasier.

Et c’est lui qu’on déclarerait coupable ? Ou ses collègues qui n’ont pas posé assez de questions, qui n’ont pas tout vérifié au téléphone ? Bien sûr, ils auraient pu, ils auraient dû. Mais on ne peut pas tenir responsables seulement les derniers maillons de cette chaîne rouillée.

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En même temps, l’idée que personne ne « paie » était insupportable. Il fallait que quelqu’un porte la responsabilité pour ce drame immense et insensé. Il fallait au moins une personne, qu’on chargerait de toutes les fautes humaines ayant mené à ces 47 morts absurdes, comme le bouc de la Bible qui doit être sacrifié pour expier les péchés des hommes.

L’enquête policière a trouvé ces trois hommes-là, elle a identifié leur apparente légèreté devant les dangers qu’ils faisaient courir. Et vu à rebours, en effet, un train mal stabilisé de 72 wagons de pétrole léger inflammable, en haut d’une pente, qui regarde Lac-Mégantic, c’est un immense dépôt de munitions.

Mais où étaient ceux qui ont rogné dans les dépenses, ceux qui ont laissé faire ? Ils étaient à Chicago et ailleurs aux États-Unis. 

Des gens comme Ed Burkhardt, PDG de la MMA. Sauf que la preuve de négligence criminelle, hors de tout doute raisonnable, dans un cas semblable… Entre les décisions au conseil d’administration et celui qui serre les freins, il y a aussi plein de maillons, et des accusations contre les dirigeants étaient probablement vouées à l’échec.

Ce n’est que justice qu’au moins ces trois-là, à l’autre extrémité, aient été acquittés.

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Hier, au neuvième jour de délibérations, le jury est revenu avec une question sur la notion d’écart marqué, sur les actions des accusés par rapport à ce qu’un employé raisonnablement prudent aurait fait dans les mêmes circonstances…

Ils étaient revenus à l’essentiel. Pour qu’il y ait négligence criminelle, il faut un comportement, une action ou une omission qui s’éloigne de manière évidente, marquée, du comportement d’une personne « raisonnablement prudente », donc le commun des bons employés.

Non, Harding n’a pas serré assez de freins manuels. Mais il comptait sur les freins qui se mettent en œuvre quand la locomotive reste en marche – comme c’était le cas cette nuit-là. Et comme plusieurs le faisaient. Sauf qu’elle était tellement mal en point qu’elle a pris feu et que les pompiers l’ont éteinte. La preuve a montré qu’un autre système d’urgence ne s’est pas mis en place à cause du mauvais état de la locomotive de tête.

Bref, comme a dit le juge Gaétan Dumas aux avocats, il n’y avait pas « absence totale de preuve », ce qui aurait entraîné un verdict dirigé d’acquittement. Mais une preuve faible, très faible, parce que trop équivoque.

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Théoriquement, la compagnie elle-même doit faire face à la justice criminelle. La MMA reviendra devant le juge le 3 avril pour que soit fixée la date de son procès.

Mais la compagnie a été vendue rapidement à une autre entité, et la tenue de ce procès est plus que douteuse. On ne la mettrait pas en prison de toute manière… Au pis, une amende serait imposée. Les compensations civiles, qui dépassent les 400 millions, ont déjà été conclues. D’autres recours sont inscrits.

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Comme chaque fois que les choses se corsent un peu, ou durent un peu trop, il s’en trouve pour remettre en question l’institution « désuète » du jury, supposément incapable de gérer des questions aussi complexes. Les juges ne sont pourtant pas plus connaisseurs en sécurité ferroviaire, et dans tous les cas, il faut entendre des experts et leur faire expliquer des choses qu’un cerveau collectif de 12 est très bien capable de comprendre.

Ce qu’il faut guérir, c’est la durée excessive de tous les procès, c’est la complexité inutile des débats, chère à bien des experts du droit.

Parce que sur le fond, ces 12 anonymes y ont mis le temps, mais ils ont fait le boulot : ils ont rendu le verdict juste, ils ont rendu justice.

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