Critique

La Scouine revisitée

La Scouine
Gabriel Marcoux-Chabot
La Peuplade
120 pages
Trois étoiles et demie

En insérant une bonne dose d’érotisme entre les lignes du roman d’Albert Laberge, Gabriel Marcoux-Chabot nous offre le sulfureux remake d’un classique centenaire mal-aimé.

Le cas de figure du classique revisité au Québec demeure l’increvable Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon, toujours à l’écran en 2018, dans une version qui rappelle le Far-West. Il y a quelques années, c’est le cinéaste Denys Arcand qui s’emparait du roman Trente arpents de Ringuet pour le transformer en un monologue d’Euchariste Moisan.

Gabriel Marcoux-Chabot, auteur du roman Tas-d’roches (prix Ringuet 2016), qui a aussi été connu sous le personnage de Banane Rebelle lors de la grève étudiante de 2012, se frotte maintenant au remake avec La Scouine d’Albert Laberge. Publié confidentiellement en 1918 à compte d’auteur, enterré rapidement par l’archevêque Bruchési qui y avait lu une « ignoble pornographie », déterré à la Révolution tranquille presque comme une pièce à conviction de l’existence d’une veine anti-terroir, La Scouine est une satire impitoyable sur la dureté de la vie paysanne, qui tourne autour du personnage d’une fille laide comme un pou et méchante comme une teigne.

On dirait que Gabriel Marcoux-Chabot, qui travaille à une thèse de doctorat sur l’érotisme dans l’œuvre d’Albert Laberge, a décidé de prendre au mot Mgr Bruchési et de l’énerver au-delà de la tombe.

La psychologie et la psychanalyse sont passées par là, entre les années 60 et aujourd’hui. La Scouine devient ainsi un roman sur les désirs refoulés de Charlot, attiré par les hommes sans avoir l’ombre d’une idée de ce qu’est l’homosexualité. « Charlot a toujours vécu en marge de son être, peut-on lire. Il n’a jamais su dire ce qui lui plaisait, ce qui lui faisait envie, et c’est dans le silence exigu de ses nuits, dans l’espace tendu de sa solitude, qu’il a accueilli l’étrangeté de son désir et s’est laissé porter par lui, poursuivant jusqu’au délire les images grisantes et ravageuses qui, seules, donnaient un sens à sa vie ».

Souffre-douleur

On souligne aussi les quelques traumatismes qui forgeront le caractère de sa sœur, la Scouine, rejetée par les autres enfants, souffre-douleur, impossible à marier, et qui développera un intérêt pour le commérage, la médisance et le mensonge, un talent qui lui donne son seul pouvoir et qui servira parfois sa famille. Au fil du temps, les Deschamps ont « réussi à s’en sortir », « attentifs aux ragots de la Scouine, prêtant l’oreille à ses suggestions, ils ont su profiter de la misère des autres, saisir les bonnes occasions. C’est ainsi que la ruine d’un voisin, puis d’un autre, leur a finalement permis d’établir leurs garçons. »

Mais le pain quotidien, marqué d’une croix, demeure, lui, « lourd comme du sable », discrète allusion, chez Laberge comme chez Marcoux-Chabot, au fait que « s’en sortir » ne signifiait jamais l’opulence.

Comme dans le roman original, cette version dépeint un monde sans pitié où règnent la misère, l’avarice et l’envie, mais cette fois traversé par les pulsions du corps. En de courts chapitres de deux pages bien souvent, Gabriel Marcoux-Chabot conserve la forme d’une succession de tableaux qui font ce roman, change la chronologie, repique certaines phrases de Laberge et nous réserve un revirement extrêmement troublant qui nous tombe dessus comme le pain lourd de la famille Deschamps. Ce qui apparaissait au départ comme un exercice étrange d’un écrivain s’avère au final une expérience de lecture vraiment fascinante, qui rattache presque Albert Laberge à une écrivaine comme Agota Kristof dans la cruauté, ici tempérée par une compassion que semble avoir Gabriel Marcoux-Chabot pour les personnages. La Scouine, version 2018, vaut vraiment le détour dans ce détournement respectueux.

Extrait

« Dans le silence morne et plat que les mastications troublaient à peine, pendant qu’il regardait du coin de l’œil leur hôte impromptu dévorer son souper, Charlot a retrouvé en lui cet autre silence, celui des après-midi passés au grenier, des visions inéluctables, des catastrophes annoncées. Le silence moite des péchés inavoués, de la chair humide et des semences abandonnées. »

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