REVUE LIBERTÉ

Don Cherry, baromètre de l’intolérance

Nous vous présentons des extraits d'un texte portant sur le commentateur controversé Don Cherry paru dans le dernier numéro de la revue Liberté, dont le thème est Avec ou contre nous.

Dans l’émission spéciale The Greatest Canadian, diffusée sur les ondes de la CBC à l’automne 2004, Don Cherry se plaçait au 7e rang des 10 meilleurs Canadiens de l’histoire. Il devançait ainsi Sir John A. Macdonald, Alexander Graham Bell, et suivait de près Lester B. Pearson, Pierre Elliott Trudeau et David Suzuki aux yeux des nombreux Canadiens ayant participé au sondage. Même les héros et vedettes de hockey Wayne Gretzky et Maurice Richard n’arrivaient pas à le précéder dans ce panthéon. 

En 2005, il faisait partie des « Most Beautiful Minds » du Canada présentés dans le (right-leaning) journal National Post. Cet ex-joueur et entraîneur de hockey, devenu commentateur au grand bal hebdomadaire de La soirée du hockey (Hockey Night in Canada), sur les ondes de CBC, au début des années 80, s’est ainsi hissé au rang des personnalités publiques de premier plan au Canada, alors que les rumeurs circulaient sur son possible licenciement à la suite de ses frasques racistes à répétition, en particulier envers les francophones.

SYMBOLE IDENTITAIRE

Figure de proue de la couverture médiatique du hockey, il est « tissé serré » dans la tradition canadienne avec son segment Coach’s Corner, en onde depuis pratiquement 40 ans, la popularité de ses vidéos Rock’em Sock’em, ainsi que les documentaires biographiques réalisés sur lui. 

La prééminence de Cherry dans le monde du sport médiatisé est sans précédent. À preuve, les cotes d’écoute de l’émission Hockey Night in Canada augmentent entre les périodes des matchs télédiffusés, au moment de son segment. Il est tout aussi populaire par le spectacle médiatique qu’il offre que par ses innombrables frasques et provocations, qui lui ont valu un nombre impressionnant d’appels à son licenciement, de demandes d’excuses publiques et de critiques virulentes. 

Afin d’éviter les dérapages et les poursuites et de conserver sa star controversée, la CBC a consenti à ajouter sept secondes de délai entre les commentaires de Don Cherry et leur mise en ondes. […]

L’omniprésence du hockey au Canada, de même que sa médiatisation intense et soutenue, a facilité la montée en popularité et en autorité de Don Cherry.

Il est ainsi devenu une figure clé de la « guerre des cultures », animée récemment par le Parti conservateur du premier ministre Stephen Harper, en tentant de rendre hégémoniques certaines valeurs, les mêmes qui traversent le personnage et les discours du Don.

Dans ce contexte, il devient une courroie de transmission d’un cadre idéologique spécifique et tire profit de la force symbolique historique du hockey dans la culture canadienne. […]

LES « VRAIS » CANADIENS

Il opère ainsi comme provocateur de débats autour de ce que signifie être « un vrai Canadien » dans le contexte néolibéral. Ses costumes outranciers, incluant ses mythiques encolures de chemises, ses habits aux imprimés colorés et criards ou alors inspirés de la chemise à carreaux traditionnelle, ses cravates à l’effigie des agents de la GRC, ses chapeaux de carnaval souvent bardés de la feuille d’érable, ajoutent une dimension caricaturale et le présentent tel un masque grotesque du patriotisme canadien. 

La liste de ses frasques est interminable. Il est certainement l’une de ces personnalités que le public (québécois) aime haïr, et il sert en partie de repoussoir efficace. De son pupitre à Hockey Night in Canada, il répète que les femmes n’ont pas leur place dans les vestiaires sportifs, que les Québécois sont des « chialeux », que le « vrai hockey » est une affaire de rudesse et donc d’hommes hétérosexuels. Dans son segment, ou alors dans des publicités de produits sportifs, on le voit naturaliser des stéréotypes de genre : les joueurs qui donnent en finesse plutôt qu’en rudesse devraient laisser leurs patins à leurs sœurs et aller faire du ballet, les joueurs qui refusent de se battre ne sont probablement pas hétérosexuels, etc. À plusieurs occasions, d’ailleurs, il a dû offrir des excuses publiques. 

Au milieu des années 2000, la commissaire aux langues officielles a dû vérifier si les commentaires de Cherry suggérant que le port de la visière dans la LNH par les Québécois et les Européens s’expliquait par un degré moindre de dureté et de virilité ne violaient pas la loi canadienne. Il a régulièrement figé le hockey et le sport dans un corset de valeurs et une conception identitaire excluant les Québécois de la tradition nationale. […]

Paratonnerre à la fois de l’outrage et de l’adoration, il faut voir à travers la figure qu’incarne aujourd’hui Don Cherry l’articulation d’un double mouvement de transformation-persistance des cultures sportives et de l’identité canadienne. Cherry se dit lui-même « the Anglo redneck of all time » et l’encolure de ses chemises, désormais célèbres, incarne cette idée. Il opère manifestement un croisement traditionnel-conservateur entre masculinité, classe et nationalisme. Il se présente comme la voix de la majorité silencieuse des Canadiens « ordinaires » ou de ceux qui, dans le portrait que peint le commentateur, travaillent fort toute la semaine, payent leurs impôts et vont à l’église.

Il le fait d’une manière tout à fait décomplexée et sans ménagement face aux groupes ou aux minorités qu’il ne représente pas et qu’il désigne comme les femmes et mères, les Québécois et les immigrants […].

Ce que Cherry représente n’est pourtant pas la majorité canadienne. Le populisme, comme voix autoproclamée de la majorité, est ici une performance médiatique et publique. L’effet de franchise, qu’il considère comme sa grande force, combiné à un franc-parler s’exprimant par un vocabulaire et un langage qui ne sont pas ceux des journalistes et des spécialistes des médias, permet de créer ce lien naturel avec le Canadien ordinaire. 

LE « GROS BON SENS »

Il faut reconnaître que le procédé est efficace : une partie du public veut oublier la dimension sociopolitique de ses propos et pouvoir se réfugier dans la performance de spontanéité et d’authenticité, dans le divertissement qu’il offre également. Sa stratégie du « tell it like it is » a pour effet de prétendre au gros bon sens, livré sans prétention et sans détour, et de fournir un pôle d’identification par la manière dont le discours est livré. Cette stratégie est aussi utilisée par d’autres figures populistes du monde politique, campant le rôle de cet « ordinaire » par un franc-parler, des idées simples et un langage ne s’apparentant pas à ceux des spécialistes médiatiques ou de la classe politique. Stratégie efficace puisqu’elle illustre la capacité potentielle de la majorité silencieuse de s’exprimer avec autorité dans l’espace public et puisque, par procédé d’identification sur la forme, elle arrive à rallier sur le fond.

Par une sempiternelle rhétorique de mise en altérité qui classe les Québécois, les femmes et les immigrants dans le camp de l’Autre, Don Cherry se présente comme un excellent baromètre de l’intolérance, ce qui permet certainement de comprendre la place occupée, dans l’espace médiatique, par ce personnage campant des valeurs soi-disant canadiennes. Personnage controversé, il demeure, malgré tout, au cœur de la vie publique. 

Témoin d’une scène médiatique qui a besoin de figures populaires pour attirer le public, témoin d’un contexte sociopolitique et d’un espace médiatique où se trame une montée de valeurs néoconservatrices, Don Cherry se fait, trois minutes et demie par semaine, le porte-voix d’une intolérance ordinaire et l’agent de sa banalisation.

Liberté – Avec ou contre nous

« L’archidiacre populiste du patriotisme canadien »

Anouk Bélanger et Bachir Sirois-Moumni

No 319, mars 201

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