Norvège

La coiffeuse du tank

RENA, Norvège — Il y a huit mois, Sarah Marthissen était coiffeuse dans une petite ville du sud de la Norvège. Puis, du jour au lendemain, elle a troqué sa paire de ciseaux et son séchoir à cheveux pour un casque d’armée et une mitrailleuse.

La jeune femme de 23 ans est parmi les 8000 conscrits qui font leur service militaire de 18 mois au sein de l’armée norvégienne. Dans son cas, elle s’est portée volontaire. « J’avais envie de connaître autre chose que mon salon de coiffure. Quand j’ai décidé de faire mon service militaire, les gens de mon entourage étaient choqués. Je ne savais pas du tout dans quoi je m’embarquais, mais j’avais envie d’aventure », explique la blonde aux yeux bleus.

Après les deux premiers mois d’entraînement, elle a atterri ici, à la base militaire de Rena, au milieu de la forêt de pins norvégienne rendue tristement célèbre par Anders Breivik. À quelques kilomètres de la base, ce dernier a planifié les deux attentats qui ont tué 77 personnes le 22 juillet 2011 et laissé une plaie ouverte dans le flanc du pays scandinave.

LABORATOIRE D’ÉGALITÉ

Dans cette même forêt, Sarah Marthissen est aujourd’hui canonnière de tank. Sans en être trop consciente, elle participe aussi à un grand laboratoire qui vise à rendre les forces armées norvégiennes plus attrayantes et plus hospitalières pour elle et la population féminine du petit pays de 5,8 millions d’habitants.

Même si les Norvégiennes ont accès à tous les postes de l’armée depuis 1984 – soit cinq ans avant que le Canada n’emboîte le pas –, elles ne formaient que 6 % des effectifs militaires en 2005. « Dix ans plus tard, nous sommes à 16 % pour les forces armées en entier. Parmi les officiers, les femmes représentent 10 % des forces », note Per-Thomas Bøe, capitaine de la marine norvégienne.

Ce dernier est chargé de mettre en œuvre la plus ambitieuse des réformes norvégiennes : étendre aux femmes le service militaire obligatoire, qui était réservé aux hommes depuis le temps des Vikings.

« La demande est venue des rangs des jeunes militaires. Ils se demandaient pourquoi, dans une société où l’égalité des sexes est mise de l’avant dans tous les secteurs, les forces armées faisaient exception. En Norvège, c’est le dernier bastion de sexisme », dit Hanna Helene Syse, conseillère de la ministre de la Défense.

En 2014, le Parlement a adopté le service militaire universel pour les deux sexes. La mesure, soutenue par près de 70 % des Norvégiens, selon des sondages, sera complètement mise en œuvre quand les jeunes recrues de 19 ans arriveront dans les baraques militaires en août 2016.

L’APPEL UNIVERSEL

Les 61 500 jeunes Norvégiens admissibles au service militaire ne seront pas tous appelés. Les forces armées sélectionneront 8000 d’entre eux sur la base de leur quotient intellectuel, de leurs qualifications et de leur santé physique. Les appelés – filles ou garçons – ne pourront se désister. « On s’attend à devoir gérer des gens qui ne veulent pas être là », note le capitaine Bøe.

Un sondage réalisé par l’armée démontre que si 46 % des garçons sont favorables à l’idée de faire leur service militaire – une pratique acceptée en Norvège depuis des générations –, cette proportion chute à 24 % chez les filles.

Selon le ministère norvégien de la Défense, la mesure est néanmoins nécessaire pour plusieurs raisons. Les forces armées espèrent que le service militaire convaincra plus de femmes d’entreprendre une carrière militaire à la fin de leur service obligatoire et qu’en augmentant leur présence, leur vie sera simplifiée. « Les scientifiques disent que 20 % est le seuil minimum à atteindre pour que les femmes ne soient pas sous-représentées », dit le capitaine Bøe.

Le ministère de la Défense espère aussi attirer des recrues en provenance de toutes les couches de la société norvégienne et non pas seulement parmi les enfants de militaires, qui ont grandi dans la culture des forces armées et sont peu enclins à la remettre en cause.

Le capitaine Bøe note que la conscription universelle ne permettra pas de faire des forces norvégiennes une organisation paritaire du jour au lendemain. « L’idée est d’abord d’évoluer, pas de révolutionner », précise-t-il.

VIENS DANS MA CHAMBRE

Le service militaire universel obligatoire n’est pas la seule mesure mise en place pour « démasculiniser » l’armée.

Quand Sarah Marthissen rentre couverte de boue d’une journée d’exercices militaires, elle ne partage pas un dortoir avec d’autres jeunes femmes comme ce serait le cas dans les forces armées canadiennes. Elle dort plutôt avec neuf de ses collègues masculins sous une tente ou avec trois d’entre eux dans un dortoir.

Projet-pilote ayant d’abord été mis en place dans le nord du pays, à la frontière avec la Russie, les chambres mixtes, bien qu’optionnelles, sont de plus en plus répandues dans toutes les forces armées norvégiennes. « Ça me plaît. Nous sommes une équipe, tout le temps. Je ne vois pas le genre de défis que ça pose. Oui, les gars ont leur humour, mais ça va, je suis l’une d’entre eux », dit Sarah Marthissen.

Jon Stokko, le chauffeur du tank dans lequel Sarah Marthissen travaille, roule les yeux. « Moi, j’ai trouvé ça bizarre au début d’avoir une fille dans ma tente ou dans ma chambre. Mais on se rend vite compte qu’on est tous des soldats, bien plus que des gars ou des filles », dit le rouquin de 19 ans.

L’attitude du jeune homme est exactement celle que veut cultiver l’armée norvégienne par cette mesure peu orthodoxe. « On essaie d’effacer l’effet gars-fille. Lors de mon service militaire dans le nord du pays, la chambre des filles était un objet de fascination. Les chambres mixtes ont tendance à rendre les gars moins machos et les filles, moins “fifilles”, dit le lieutenant-colonel Atle Molde, qui est à la tête de l’école des sous-officiers de Rena. Les filles nous disent qu’elles n’ont pas l’impression d’être traitées différemment. Les gars ont tendance à être protecteurs de leur gang. »

MOINS DE HARCÈLEMENT

Une étude universitaire démontre que l’impact de ces chambres mixtes est multiple. Elles auraient un impact direct sur la chute du harcèlement sexuel. Selon un sondage annuel que fait l’armée auprès de ses membres, il y a cinq ans, 25 % des femmes disaient avoir subi du harcèlement sexuel ; l’an dernier, ce chiffre avait fondu à 17 %.

De plus, 100 % des filles qui ont pris part à l’expérience se disent mieux intégrées dans leurs unités. « La vie sociale est organisée autour des chambres. Si les filles sont isolées, une bonne partie de l’information ne se rend pas à elles », dit la lieutenante Rina Veberg, rencontrée dans la forêt en plein exercice militaire.

Commandante de peloton, elle est heureuse de voir que les forces armées prennent les grands moyens pour s’attaquer à la discrimination dans leurs rangs. Selon elle, il reste du chemin à faire. « Quand une femme choisit une position de combat, une position macho dans l’armée, il reste des préjugés. Les gens pensent qu’on n’est pas assez en forme. Ça prend plus de travail pour prouver de quoi nous sommes capables. En ayant plus de femmes dans les forces armées, ça va normaliser tout ça », dit la jeune femme au visage bariolé de maquillage de camouflage. « En attendant, mon travail est de rendre les filles de mon peloton le plus robustes possible, pour qu’elles ne soient pas jugées injustement. »

La jeune lieutenante, qui a été déployée en Afghanistan, croit aussi que le changement de culture que s’évertue à instaurer le ministère de la Défense dans les rangs militaires convaincra éventuellement plus de filles comme Sarah Marthissen de choisir une carrière militaire à la fin de leur service obligatoire. « J’y pense, dit la principale intéressée, mais ça ne sera pas facile de convaincre ma famille. »

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