Chronique

Quel pays brutal !

C’est un pays si avenant, si gentil, si optimiste. Je le dis sans ironie ni arrière-pensée : les États-Unis forment une nation qui croit sincèrement à la bonté. Et qui se croit fondamentalement bonne, peut-être est-ce un dérivé d’une autre certitude, celle de l’American exceptionalism, qui postule que l’Amérique n’est pas un pays comme les autres.

Good morning !

How are ya ?

Have a nice day !

Tu croises les Américains dans des couloirs d’hôtel, dans les haltes routières, dans les terrains de camping : le sourire qu’ils te font en te saluant, toi, l’étranger, peut parfois te redonner foi en l’humanité.

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Voici un pays dont les prouesses techniques et scientifiques ont été adoptées partout dans le monde, améliorant bien souvent la qualité de vie des hommes. Vaccin contre la polio, cœur artificiel, ampoule électrique, ordinateurs personnels, téléphone, internet, satellites météo, pilule contraceptive : tout cela et plus encore est né aux États-Unis.

L’idée de la liberté des hommes, d’un gouvernement par et pour le peuple n’est pas née aux États-Unis. Mais le pays a été fondé sur ces idéaux quand ils étaient encore révolutionnaires, inédits.

Voici le pays le plus riche, le plus avancé de toute l’Histoire de l’Homme. Et, en même temps, dans certains coins, voici un pays parfois sous-développé.

Selon les chiffres compilés par la CIA elle-même* : le taux de mortalité infantile est loin d’être parmi les meilleurs au monde (169e sur 224 pays ; Cuba devance les USA à ce chapitre) ; 42e rang pour l’espérance de vie ; en queue de peloton pour les inégalités de revenus (plus près d’Haïti et de la Zambie que de la Suède, pays le moins inégalitaire).

Et, partout dans le pays, des poches d’indigence qui n’ont pas d’équivalent ici. Quarante-neuf millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire.

Mais, partout dans ce pays, partout dans le monde aussi, la célébration de l’American Dream, le rêve américain. Cette certitude – une autre – qu’à force de travail, on peut « réussir », on peut s’arracher de ses origines modestes. Les exemples abondent : titans du commerce pourtant nés de parents pauvres, présidents nés dans des cabanes au sol en terre. Obama lui-même, dans le discours qui l’a révélé au monde, à la convention démocrate de 2004, a évoqué le rêve américain : « Dans une Amérique généreuse, vous n’avez pas besoin d’être riche pour accomplir votre potentiel. »

Sauf que c’est faux. Il n’y a pas de rêve américain.

Joseph Stiglitz, prof à Columbia, Prix Nobel d’économie : « Les chances d’avancement d’un jeune citoyen américain sont davantage déterminées par le revenu et le niveau d’éducation de ses parents que nulle part ailleurs dans le monde industrialisé. La foi dans le rêve américain est renforcée par des anecdotes, par des exemples dramatiques d’individus qui sont passés de pauvres à riches. Mais la foi dans le rêve américain n’est pas appuyée par les chiffres. »

Pire, crie Stiglitz sur toutes les tribunes depuis des années : l’Américain moyen a de moins en moins de chances d’améliorer son sort parce que son pays est de plus en plus inégal, parce que les riches sont de plus en plus riches et les pauvres, de plus en plus pauvres.

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La mort de Michael Brown, jeune Black non armé tué par un policier blanc à Ferguson, au Missouri, a été définie par la trame narrative du racisme. Il n’y a aucun doute que la société américaine n’a pas réglé ses démons ségrégationnistes. Il n’y a aucun doute que le délit de faciès est une réalité pour les Afro-Américains.

Oui, l’Amérique s’est donné un président noir en 2008, 40 ans après le zénith de la lutte pour les droits civiques des Noirs. Mais Obama a été assourdissant de silence sur la grogne raciale à Ferguson, comme il l’est à peu près tout le temps là-dessus. L’intellectuel afro-américain Cornel West : « La Maison-Blanche a envoyé un communiqué de presse sur la mort de brother Robin Williams avant d’en envoyer un sur celle de brother Michael Brown. Il a fallu que la famille fasse faire sa propre autopsie privée avant que le fédéral n’accepte enfin d’en mener une. »

Mais être noir aux États-Unis, c’est aussi être globalement plus pauvre que la moyenne, c’est goûter chaque jour aux résultats d’une société de plus en plus inégale. Cette trame narrative est beaucoup moins évoquée pour cadrer les troubles à Ferguson.

Il y a 50 ans, Martin Luther King avait mené 250 000 Noirs dans une manifestation qui avait culminé à Washington, la March on Washington for Freedom and Jobs. C’est le « I have a dream » de MLK que l’Histoire a retenu. Mais la manif dénonçait tout autant le racisme que l’inégalité des chances à l’emploi des Noirs américains. « Nous vivons sur une île pauvre au milieu d’un vaste océan de prospérité matérielle », avait martelé le pasteur King.

En 1967, le revenu médian des ménages noirs ne s’élevait qu’à 55 % de celui des ménages blancs. En 2011, il s’élevait à… 59 %, selon des données du Pew Research Center.

La grogne – éphémère – de Ferguson a été attisée par l’injustice d’un racisme systémique. La jumelle de ce racisme : l’inégalité des chances, sur le plan économique.

Quel pays dur, brutal !

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Au Target, à l’Office Depot et dans d’autres grands et petits commerces, j’ai encore été frappé par l’empressement tout américain du personnel. On vous demande à chaque détour si vous êtes satisfait. Si vous avez besoin de quelque chose. Si on peut vous aider.

À la cafétéria de l’hôtel, une employée qui portait un filet sanitaire sur la tête s’est informée de la qualité de mon petit-déjeuner comme si elle était la propriétaire de la chaîne, faisant un détour pour m’aborder alors que je me servais du gruau, encore groggy par une nuit passée sur le lit de merde du Hampton Inn…

« Euh oui, all right, all right, thanks », ai-je bredouillé.

Et j’ai pensé que ce pays serait vraiment le plus formidable pays du monde si les citoyens étaient traités comme le sont les clients.

* The World Handbook, cia.gov

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