Plaideurs quérulents

« Je suis tombé dans un grand piège »

En attendant de pouvoir récupérer sa maison de Notre-Dame-de-l’Île-Perrot, Nassib Khoury n’a d’autre choix que d’habiter dans un modeste trois et demie de Cartierville. Le 27 janvier dernier, la Régie du logement lui a donné une lueur d’espoir en ordonnant à l’homme qui occupe sa maison, Robert Byer, de quitter les lieux d’ici cinq jours.

Robert Byer, qui doit plus de 11 000 $ en arrérages de loyer à M. Khoury, n’allait cependant pas se laisser vaincre aussi facilement par la justice. Cinq jours plus tard, le propriétaire recevait à son tour la visite d’un huissier lui indiquant que l’éviction était contestée. Robert Byer réclamait aussi 57 242,59 $ en dommages moraux et exemplaires à M. Khoury, ainsi qu’à trois agents d’immeubles qui avaient facilité la signature du bail à l’été 2014. Motif invoqué : la maison qui lui a été louée était « impropre à l’habitation ».

« Je suis tombé dans un grand piège, dit M. Khoury. J’ai loué ma maison à M. Byer parce que j’avais un peu de dettes. Maintenant, je suis au bord de la ruine. »

La semaine dernière, l’avocat de M. Khoury, Me Serge Laflamme, a plaidé devant la Cour du Québec pour que Robert Byer soit déclaré plaideur quérulent, étiquette donnée à des personnes qui multiplient indûment les procédures judiciaires et qui leur interdit d’intenter des recours sans une autorisation signée par le juge en chef.

DE MULTIPLES VICTIMES

Robert Byer a déjà été déclaré plaideur quérulent en 2014 par la Cour supérieure. La juge Danielle Grenier avait justifié sa décision en écrivant que M. Byer et sa conjointe, Cristina Carrier, « ont utilisé l’appareil judiciaire en intentant des recours dilatoires et mal fondés pour éviter d’acquitter leur loyer » dans au moins cinq autres cas que celui de M. Khoury.

La Presse a également recensé quatre autres cas où M. Byer ou Mme Carrier se sont servis des tribunaux pour multiplier des requêtes visant à contester leur bail et le paiement de leur loyer, ces dernières années.

Mais comme chaque cour est souveraine de ses décisions, l’exercice visant à le déclarer plaideur quérulent doit être refait entièrement devant la Cour du Québec et tous les tribunaux inférieurs ou administratifs.

CALME DEVANT LA JUGE

Robert Byer affichait un calme olympien devant la juge Céline Gervais, la semaine dernière au palais de justice de Salaberry-de-Valleyfield. Il maîtrisait en apparence le langage judiciaire à la perfection, citait des extraits de jurisprudence par cœur et faisait preuve d’une grande déférence à l’égard de la juge, lui servant abondamment du « Votre Seigneurie » et du « Votre Honneur ». « Je ne suis ni fou ni dément », a-t-il plaidé.

« Il y a de la corruption et de la collusion à la Régie du logement. Je n’ai pas été traité justement », a-t-il soutenu lors d’une entrevue avec La Presse en marge de l’audience.

« Je sais que les apparences peuvent laisser croire que j’agis comme un plaideur quérulent, mais ce n’est pas le cas. On ne m’a juste pas laissé l’occasion de démontrer adéquatement l’injustice dont je suis victime. » — Robert Byer

PREMIER CAS EN 1998

Le premier cas répertorié impliquant Robert Byer remonte à 1998. Lui et son père, Stephen, un « conseiller en immigration » controversé qui avait été expulsé du Barreau (voir autre texte), ont contesté jusqu’en Cour supérieure leur éviction d’une maison de Senneville qu’ils louaient à Bernardo Reyes sans en payer le loyer. La guérilla judiciaire a coûté près de 40 000 $ au locateur, et M. Reyes s’est même fait poursuivre en diffamation par les Byer avant d’obtenir gain de cause.

Dans un cas remontant à 2010, la Régie du logement a condamné M. Byer et sa conjointe à payer 21 000 $ en loyers impayés et dommages-intérêts à une dame qui leur louait un logement 1900 $ par mois. Il a contesté le jugement sur plusieurs plans, arguant notamment qu’une erreur avait été faite dans le calcul des frais judiciaires de 66 $ qui lui étaient réclamés. Il a aussi fait une demande de diminution de loyer en prétendant, après avoir payé des frais d’ingénieur, que l’immeuble qu’il louait avait d’importants problèmes de structure.

Plus de trois ans et demi se sont écoulés entre le moment où la Régie du logement a ordonné l’éviction de M. Byer et le moment où le tribunal a déclaré le couple « forclos » dans ce dossier, un statut qui met officiellement fin à toutes les procédures, sauf si le président de la Régie donne l’autorisation écrite d’en permettre une nouvelle.

Le couple a été déclaré forclos dans au moins deux autres cas de loyer non payés de 2012 à 2014 pour des causes qui ont nécessité au moins 10 décisions de juges administratifs. Robert Byer a reconnu en entrevue avoir été déclaré forclos à plusieurs reprises auparavant. « Chaque cause doit être évaluée à sa propre valeur. C’est un principe fondamental de notre justice. Je suis conscient que ça a l’air abusif quand on regarde les dossiers de cour, mais ce n’est pas le cas », a-t-il affirmé.

La juge Danielle Grenier, de la Cour supérieure, affirme tout le contraire dans un jugement datant de mai 2014 : « La saga qui a précédé le présent jugement […] illustre de façon flagrante que le demandeur est prêt à tout pour continuer d’habiter un logement dont il ne paie pas le loyer tout en prétendant ne pas en être le locataire malgré la signature qu’il a apposée sur le bail », écrit-elle.

NOUVELLE TACTIQUE

Robert Byer et Cristina Carrier ont été condamnés au fil du temps à payer plus de 34 000 $ en arrérages de loyers, selon une compilation sommaire faite par La Presse. Mais Robert Byer a déclaré faillite en juillet 2012. « On n’a jamais récupéré le moindre sou de l’argent que la cour lui a ordonné de nous verser », a indiqué une des victimes du couple, qui a requis l’anonymat de crainte d’être poursuivie par M. Byer.

Nassib Khoury ne se fait d’ailleurs aucune illusion à cet égard. « Je sais que je risque de ne jamais voir la couleur de mon argent. » dit-il.

« M. Byer me doit à peu près 12 000 $ en loyers, ça m’a coûté 8000 $ en frais d’huissier jusqu’à maintenant et le dernier recours que j’ai intenté [pour faire déclarer M. Byer plaideur quérulent en Cour du Québec] va me coûter autour de 4000 $. »

— Nassib Khoury

Le propriétaire craint aussi la nouvelle tactique déployée par son locataire. En août dernier, Robert Byer s’est plaint d’un dégât d’eau dans la maison. « Quand j’ai voulu y aller avec un entrepreneur, il n’a jamais voulu me laisser entrer », dit M. Khoury.

Le propriétaire a donc fait appel aux pompiers de L’Île-Perrot pour entrer dans le logement d’urgence. Le rapport d’intervention rapporte que M. Byer s’est alors plaint de présence de moisissures à l’intérieur de la maison.

Devant la juge Céline Gervais, en toute fin d’audience la semaine dernière, M. Byer a produit une lettre signée par un inspecteur de Notre-Dame-de-l’Île-Perrôt, selon laquelle des moisissures ont effectivement été décelées dans la maison. « Comment voulez-vous qu’on vérifie si c’est vrai ? Il refuse de laisser mon client entrer dans la maison. Il est temps que cesse cette comédie », a plaidé l’avocat Serge Laflamme, visiblement irrité.

FIGURES MÉDIATIQUES CONNUES

Robert Byer et sa conjointe Cristina Carrier se sont fait connaître des médias anglophones au printemps 2015 après qu’on a diagnostiqué chez leur fille, Chloé Jade, un cancer rare. Le couple a lancé une campagne de financement sur le site Gofundme pour les aider à mener ce combat. Un spectacle-bénéfice a aussi eu lieu à Pointe-Claire. Les Byer-Carrier ont récolté 13 750 $ grâce à l’initiative, mais la petite a succombé en mai 2015. Robert Byer a évoqué cet événement tragique à la juge Céline Gervais cette semaine pour justifier une partie de ses retards de paiements de loyer.

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