Opinion  Industrie agroalimentaire

Fermez les yeux et ouvrez grand la bouche

La disparition du système de gestion de l’offre remettrait en cause la qualité et la disponibilité de plusieurs aliments

Le débat autour du système de gestion de l’offre relève d’un problème plus large et surtout, beaucoup plus grave que ce que certains économistes veulent bien nous faire croire.

À moyen et long terme, c’est la qualité et la disponibilité des produits laitiers, de la volaille et des œufs canadiens sur nos étagères qui risque d’être remise en cause si le système de gestion de l’offre est aboli. C’est également le modèle agricole que l’on connaît, composé majoritairement d’une multitude de petites entreprises familiales, qui est voué à l’extinction. Mais ceux qui croient que le système a fait son temps ferment les yeux à ces réalités au profit de l’analyse à court terme, qui sied mieux à la rencontre de leurs critères de « productivité », de « rentabilité » et de « performance ».

Si le système de gestion de l’offre est aboli, les producteurs canadiens devront s’adapter au marché pour survivre, et le modèle qui remplacera celui que l’on connaît est nécessairement celui de l’agriculture industrielle.

Largement pratiqué aux États-Unis, ce type d’agriculture répond à la seule logique commerciale : plus gros, plus vite, moins cher. Les fermes sont immenses et proportionnellement beaucoup moins nombreuses. Les animaux, eux, sont beaucoup plus nombreux au pied carré, vivent dans des conditions souvent insalubres et développent plus de problèmes de santé. On injecte des hormones aux vaches laitières pour qu’elles produisent plus de lait, hormones majoritairement illégales au Canada (et pour cause). Les poules grossissent si rapidement qu’elles ne soutiennent pas leur propre poids. Et on ne parle même pas des conditions de travail des employés de ces mégafermes, souvent sans-papiers…

Si les frontières s’ouvrent, les producteurs américains inonderont le marché canadien de leurs produits qu’ils auront le loisir de vendre à moindre coût parce qu’ils sont de moindre qualité et  parce que ces grosses entreprises agricoles ont les moyens de faire un profit moindre pendant quelques années, le temps de saigner à blanc les producteurs canadiens, qui doivent (heureusement !) être conformes à des normes incomparables à celles américaines. Une fois qu’ils auront réduit de moitié, ou peut-être plus, le nombre de fermes canadiennes, ils pourront faire fluctuer les prix à leur guise, et le consommateur canadien aura les mains liées.

Par ailleurs, ce modèle industriel favorise la concentration de la production avicole et laitière. Qu’arrive-t-il lorsque la maladie se propage au sein du troupeau ou du poulailler ? Ce sont des milliers d’animaux qu’il faut sacrifier. L’offre diminue drastiquement, les prix montent en flèche. Il faut être bien naïf pour croire que nourrir les Canadiens fera partie des priorités des Américains si une crise alimentaire venait à faire rage. Ayant grandement entamé leur indépendance alimentaire, les Canadiens n’auront qu’à manger leur main et à garder l’autre pour demain.

Pire encore, dans tout ce débat, on tend à oublier que la nourriture périssable n’est pas un bien de consommation comme un autre. Je reprends à mon compte les propos de Clément Lalancette, cité lundi dans La Presse (« Une industrie vulnérable », 20 juillet) qui disait que « l’alimentation ne devrait pas être traitée comme le grille-pain ». Car, enfin, que reste-t-il d’une société qui dépend des autres, sur qui elle n’a aucun contrôle, pour subvenir au besoin le plus primaire de sa population, s’alimenter ?

J’ai la chance d’être mariée à un producteur laitier qui peut marcher pendant une heure en ligne droite et encore être chez lui. Si besoin est, nous pourrions nous auto-suffire. Mais je m’adresse aujourd’hui aux millions de citadins qui liront ce texte. Pouvez-vous en dire autant ? Quel degré de risque êtes-vous prêts à tolérer quant à la décision que prendra sous peu le gouvernement fédéral concernant ce que vous mangerez (ou ne mangerez plus) ? Il est temps d’ouvrir les yeux.

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