Échec des pourparlers pour former un gouvernement

« Une défaite pour Merkel, une victoire pour la clarté politique »

Dimanche soir dernier, le parti libéral-démocrate allemand a claqué la porte des négociations en vue de la formation d’un gouvernement de coalition, plongeant ainsi le pays dans des turbulences politiques sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Voici, en six questions, la radiographie de la crise.

En quoi la situation actuelle en Allemagne constitue-t-elle un précédent ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne s’est dotée d’un système politique qui fuit l’instabilité comme la peste. Le pouvoir revient généralement à une coalition de grands partis. Ainsi, en 2005 et en 2013, les conservateurs d’Angela Merkel (CDU) s’étaient alliés avec les sociaux-démocrates (SPD). Au lendemain des élections de septembre, Angela Merkel négociait avec les ultralibéraux du FDP et les verts. C’est la première fois depuis 1949 que ce processus de formation d’un gouvernement échoue. Résultat : l’Allemagne entre dans une zone d’instabilité politique à l’issue incertaine.

Quelle est l’ampleur de la crise ?

L’impact de ce précédent reste limité. « La situation n’est pas claire, ce n’est pas facile, mais ce n’est pas non plus dramatique », tempère l’ancienne ambassadrice du Canada en Allemagne Marie Bernard-Meunier. « Les institutions ne sont pas contestées, et en attendant, le gouvernement actuel continue à gouverner », ajoute Paul Létourneau, spécialiste de l’histoire politique de l’Allemagne et retraité de l’Université de Montréal. Cela dit, tous conviennent que l’Allemagne navigue sur une mer pleine d’inconnues.

Pourquoi les grands partis allemands ont-ils été incapables de s’entendre pour former le gouvernement ?

Plusieurs jugent que l’alliance que l’on appelle « jamaïcaine » en raison des couleurs officielles des trois partis (CDU, FDP et Verts) relevait quasiment d’une équation impossible. Trouver une zone de compromis entre la gauche écologiste et les libéraux impliquait un improbable « grand écart » idéologique, dit Frédéric Mérand, directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Marier les environnementalistes et les « fétichistes du libre-échange » était carrément contre nature, renchérit le journaliste Ullrich Fichtner dans une analyse publiée dans l’hebdomadaire Spiegel. Parallèlement, les sociaux-démocrates avaient juré ne pas vouloir reconduire une coalition qui leur a coûté cher politiquement, selon Frédéric Mérand. Il faut dire que le 24 septembre dernier, la CDU a récolté un vote historiquement bas, avec seulement 33 % des suffrages. Selon les experts, elle a surtout payé le prix de sa politique migratoire, qui a fait affluer plus de 1 million de réfugiés en Allemagne, mais peut-être aussi celui du soutien financier à la Grèce, mal perçu par l’opinion publique allemande.

L’instabilité actuelle est-elle une mauvaise nouvelle ?

Pas nécessairement. Dans l’opinion publique allemande, plusieurs pensent que la traditionnelle politique du compromis a imposé un carcan idéologique au pays. « Les gens pensent que peu importe comment ils votent, rien ne changera jamais, et c’est ce qui explique la montée de partis radicaux », note Paul Létourneau. Il faut dire qu’à l’issue des dernières législatives, le parti populiste de l’AFD (Alternative pour l’Allemagne) a pu faire pour la première fois son entrée au Bundestag, avec 12 % des voix. Les élections du 24 septembre marquent « une défaite pour Angela Merkel, mais une victoire pour la clarté politique », tranche le journaliste Ullrich Fichtner. Selon lui, la situation actuelle marque « la fin du style de gestion d’Angela Merkel », marqué par la culture du compromis. Avec un paysage politique plus fragmenté, d’autres voix pourront s’exprimer, se réjouit-il. Quel que soit le prochain gouvernement, le prochain chancelier de l’Allemagne devra négocier ses décisions et ne pourra plus placer ses partenaires et le public devant le fait accompli, ajoute Paul Létourneau.

Quels sont les scénarios de sortie de crise ?

Pour l’instant, aucun scénario n’est exclu, font valoir les experts. Ainsi, les sociaux-démocrates pourraient revenir sur leur décision et s’entendre avec Angela Merkel – quoique tous jugent cette éventualité improbable. Le FDP pourrait également revenir à la table. Angela Merkel pourrait aussi se résoudre à diriger un gouvernement minoritaire, ce qui limiterait considérablement sa marge de manœuvre. Enfin, il y a toujours la possibilité de renvoyer les Allemands aux urnes – au risque de parvenir à un résultat semblable. Dans tous les cas de figure, il est clair qu’Angela Merkel a perdu énormément de plumes et que son poids politique a diminué. « Elle n’est pas à l’abri du phénomène du dégagisme » qui a sévi ailleurs dans le monde, note Marie Bernard-Meunier. Enfin, tous soulignent que le processus en cours pourrait prendre plusieurs semaines. Et qu’en attendant, l’Allemagne n’est pas tombée dans un vide politique.

La période d’incertitude actuelle a-t-elle un impact sur l’Union européenne ?

Bien sûr. D’abord, parce que ça ralentira le processus de réformes lancé par le président français Emmanuel Macron, qui devient la figure de proue en Europe en attendant le dénouement de la crise allemande. Et puis, au sommet de son pouvoir, Angela Merkel, véritable pilier de l’UE, avait la capacité d’apaiser, de « réconcilier les gens », note Paul Létourneau. Son affaiblissement, voire son éventuel départ, risque de rendre les relations européennes plus laborieuses.

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