Chronique

Une mort annoncée

La femme a averti sa famille puis la France entière : elle irait mourir en Suisse en janvier 2020.

Jacqueline Jencquel a 74 ans. Elle n’est pas malade, mène une vie confortable, est bien entourée. Pourquoi alors cette déclaration péremptoire à la radio nationale française ? Pourquoi claironner ce décret suicidaire ?

Elle a dit vouloir mourir « encore belle », sans « emmerder tout le monde », sans être un « poids », sans porter de couches. C’était dit sur un ton orgueilleux, sans appel, comme si « ces vies-là » n’en valaient pas la peine.

Mais cette semaine chez Catherine Perrin, le ton était différent. Elle n’était plus dans le spectacle. Et elle a dit ce qu’elle n’avait pas dit au départ : elle a des signes d’un début de démence. Il n’en paraît absolument rien pour l’auditeur, soit dit en passant : la pensée est claire, le langage est fluide, elle ne cherche pas ses mots et elle les enchaîne à merveille. Elle ne veut « pas de diagnostic », elle sent cela venir. Et c’est sa motivation véritable : ne pas sombrer dans la démence.

On ne sentait pas de mépris, simplement une affirmation d’autonomie éclairée, mûrement réfléchie.

Et quoi qu’on pense de son projet ou de la manière dont elle l’a communiqué, elle nous met devant cette évidence : l’aide médicale à mourir va gagner les pays occidentaux à plus ou moins court terme. Et là où elle existe, comme chez nous, ses critères seront de plus en plus larges.

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Il est fascinant de voir le débat en France et au Royaume-Uni, autour des mêmes arguments pour et contre. La crainte de la « pente glissante » de l’euthanasie est évoquée, comme elle l’a été ici.

L’expérience canadienne est toute récente (décembre 2015 au Québec, juillet 2016 au Canada). Et d’une certaine façon, c’est vrai, il y a une « pente glissante ». Chaque semestre, on constate une augmentation importante du nombre de personnes y ayant recours. Des augmentations de 30 % par année. Autour de 4000 personnes y ont eu recours depuis deux ans et demi.

C’était pourtant à peu près impensable il y a 20 ans. Et maintenant, on se demande pourquoi on a eu si peur de cette pente glissante.

Pourquoi faut-il attendre qu’une personne soit à l’agonie, dans d’atroces douleurs, pour lui donner accès un médecin qui l’aidera à mourir doucement ?

Déjà, les critères et les modalités varient d’un endroit à l’autre au Canada. Dans certaines provinces, on peut se faire prescrire les médicaments nécessaires pour mourir sans la supervision d’un médecin.

Une fois affirmée l’autonomie de l’individu, ou une sorte de droit au suicide, la ligne de démarcation est très discutable. Pourquoi un être humain simplement résolu et lucide devrait-il endurer des souffrances physiques ou psychiques parce qu’il n’est pas sur le point de mourir ? Si cette personne est résolue à mettre fin à ses jours, la loi doit-elle vraiment lui dire d’endurer son sort jusqu’à son avant-dernier souffle ? Ou de s’infliger une mort violente, ou des tentatives aux résultats incertains, en traumatisant sa famille ou son entourage ?

C’est évidemment pour protéger les plus faibles qu’on a instauré toutes sortes de balises et de limites. Un délai, deux avis médicaux, une volonté clairement exprimée, etc.

Mais ce qui ressort jusqu’ici de la courte expérience de l’aide médicale à mourir n’est pas un catalogue d’abus. C’est au contraire une expérience humaine plutôt positive. Les témoignages bouleversants de proches, de médecins s’accumulent et vont dans ce sens-là.

La Belgique et les Pays-Bas, qui autorisent le suicide assisté depuis plus longtemps, ont élargi les critères au fil des ans pour cette raison précise. Des gens souffrant de handicaps ou de dépression sévère, un prisonnier même, ont été jugés admissibles.

Déjà, la discussion a commencé à l’Assemblée nationale sur les mandats d’aide médicale à mourir pour les personnes qui deviennent démentes – une sur quatre passé 85 ans.

Et au fond, une fois les précautions essentielles prises, de quel droit l’État peut-il imposer le critère des souffrances suffisantes et terminales ?

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Ce n’est pas un plaidoyer contre les soins de longue durée. Il n’y a pas de contradiction entre le droit aux soins, le droit de vivre dignement et le droit d’être aidé à mourir doucement.

On l’a d’ailleurs défini au Québec comme un « soin de fin de vie », et c’est plus qu’une astuce constitutionnelle, finalement. C’est authentiquement un soin, un réconfort.

Les vieux ne veulent pas tous mourir, au fait… Les recherches des économistes qui se penchent sur le bonheur (un champ d’étude très sérieux) nous disent même que si tout le monde préfère évidemment avoir 30 ans plutôt que 70, les gens sont en moyenne plus heureux à 70 ans qu’à 30. Ils sont plus satisfaits. Se sentent mieux. Si l’on est en santé, évidemment, malgré la diminution des facultés, le poids des responsabilités a aussi diminué, comme les ambitions déçues, le stress de la performance, l’horaire dont on n’est pas maître…

La comédienne Louise Latraverse, qui réagissait aux propos de Jacqueline Jencquel à cette même émission, en est un exemple lumineux. Je respecte son choix, a-t-elle dit, c’est son affaire, mais elle a 74 ans et moi, 78 ; et les quatre dernières années de ma vie ont été les plus heureuses de toutes…

Ce n’est malheureusement pas ce que tout le monde vivra. Ça ne peut pas servir d’argument pour interdire l’accès à l’aide médicale à mourir à ceux qui ne sont pas à l’agonie.

Comme l’écrivait un médecin qui a pratiqué 150 « aides médicales à mourir » au Canada, il n’y a qu’une personne qui puisse vraiment dire ce qu’est une mort digne. Et c’est celui qui va mourir.

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