Opinion Nadia El-Mabrouk

Pour un débat loyal sur la laïcité

L’autre jour, à la cafétéria de l’Université de Montréal, une discussion entre des étudiants de la faculté de droit a attiré mon attention.

Elle portait sur la laïcité, « ouverte » ou « rigide », sujet de leur examen du jour. Les étudiants se questionnaient sur la neutralité du professeur à ce sujet. Je me suis permis d’intervenir. Une discussion très intéressante s’en est suivie, mais les accusations d’intolérance et de racisme envers les partisans de la laïcité qualifiée de « rigide » n’ont pas tardé à surgir.

Je me demande. Présente-t-on honnêtement aux étudiants les différentes positions sur le sujet ou assiste-t-on à une posture intellectuelle visant à discréditer une partie des intervenants dans ce débat ?

Dans un article récent1, Jocelyn Maclure expose sa vision de la laïcité et invite ses opposants à en faire autant. Je salue toute initiative honnête pour mettre de l’avant les idées, et c’est pourquoi je réponds avec plaisir à l’invitation.

Un point de divergence fondamental entre nos positions réside, je crois, dans le sens attribué à la notion de liberté de conscience. Selon Maclure et Taylor2, un État qui se donnerait pour mission de favoriser l’émancipation des citoyens irait à l’encontre de leur liberté de conscience. Or, qu’est-ce que la liberté en dehors d’un contexte d’émancipation ?

Pas de liberté sans autonomie de jugement

La conception « englobante » de la religion décrite par les philosophes dans leur livre s’apparente à une description de l’intégrisme religieux. Or, intégrisme religieux et liberté vont rarement de pair. Les fidèles de l’Église baptiste sous l’emprise du pasteur Monette3, les fillettes musulmanes captives de traditions patriarcales les obligeant à se voiler ou les enfants de certaines communautés juives hassidiques privés d’une éducation convenable bénéficient-ils de l’autonomie de jugement leur permettant d’exercer leur liberté ?

L’État ne peut prétendre assurer la liberté de conscience des citoyens tout en abandonnant les individus, et surtout les enfants, à des pressions sectaires, communautaristes et politico-religieuses.

L’un des étudiants rencontrés à la cafétéria faisait valoir que la protection de l’État face à l’ingérence religieuse ne serait plus nécessaire maintenant que le Québec s’est libéré de l’emprise de l’Église catholique. Comment expliquer cette impression qu’en dehors du catholicisme nulle autre religion n’aurait d’emprise sur la vie des gens ? Doit-on y voir une méconnaissance profonde de ce que sont les religions, ou bien une indifférence à l’endroit d’autres groupes qui n’ont pas bénéficié de cette émancipation ?

Les partisans du laisser-faire en matière de signes religieux avancent souvent qu’il n’y aurait pas de preuve permettant de soutenir que leur présence, notamment à l’école, aurait une quelconque incidence. Mais quelle preuve devrait-on faire au juste ? Celle qu’un enseignant n’a pas d’influence morale et affective sur l’enfant ? Celle qu’un signe religieux n’est pas porteur d’un message ou qu’un affichage n’est pas, en soi, une promotion ? Il appartiendrait à ceux qui permettent la banalisation de pratiques religieuses différentialistes et sexistes de démontrer que cela n’aurait aucun effet social dommageable.

L’une des prémisses du modèle « libéral-pluraliste » de la laïcité défendu par Maclure et Taylor est qu’en dehors d’un cadre minimal, toutes les valeurs morales et « conceptions de la vie bonne » doivent être également admises. Or, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas égale à la non-égalité ; l’émancipation n’est pas égale à la soumission.

L’État ne doit pas être neutre en matière de valeurs. Au contraire, son rôle est d’assurer, à tous les citoyens, les bienfaits d’une société égalitaire et émancipatrice.

Ce sont d’ailleurs les valeurs qui ont été soutenues par Guy Rocher, un des maîtres d’œuvre de la Révolution tranquille en éducation.

L’imposture, angle mort de la laïcité « ouverte »

Selon Maclure et Taylor, la laïcité ne devrait pas mener à la sécularisation, autrement dit à l’érosion des valeurs religieuses. Par conséquent, l’État aurait un devoir d’accommoder toutes les demandes religieuses des individus. De l’aveu même des philosophes, le point faible de cette théorie ultralibérale est la vulnérabilité de l’État face à l’utilisation opportuniste et frauduleuse de la liberté religieuse afin d’obtenir des privilèges, autrement dit face à l’imposture.

Or, l’imposture ne serait-elle pas, justement, une des raisons du blocage que nous vivons dans le présent débat sur la laïcité ?

Comment expliquer autrement le détournement des concepts faisant du fondamentalisme religieux une question de culture, des traditions patriarcales un choix féministe, et des valeurs universelles d’égalité et de liberté une exclusivité de l’Occident « colonialiste » ?

Et surtout, comment qualifier la posture malhonnête d’une certaine gauche n’hésitant pas à diaboliser les partisans de la laïcité de l’État en les accusant de racisme et d’islamophobie ou en les associant à l’extrême droite ?

C’est bien notre capacité à débattre loyalement, en usant d’arguments et non d’entraves au dialogue, dont il est question. Nos philosophes, enseignants et intellectuels ont une responsabilité de premier plan face à cette situation et doivent contribuer à rétablir un débat honnête sur la laïcité. Plus largement, le rôle premier du système éducatif d’un État laïque est de favoriser, par le savoir et la connaissance, l’autonomie de jugement, prémisse essentielle à la liberté de conscience.

2 Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (Boréal, 2010) 

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