Opinion  Médecine

« Nous avons bâti un système de soins orienté vers la maladie »

Dans notre quête inlassable d’efficacité et de mesures, nous perdons trop souvent de vue l’essentiel : les patientes et les patients

Je ne suis pas médecin. Ni ne le serai jamais. Je ne suis qu’un humble journaliste. Mon métier consiste à raconter des histoires.

Depuis près de 30 ans, je me suis efforcé de susciter chez mes concitoyens une réflexion sur leur système de santé et de prestation des soins.

Durant cette période, j’ai été témoin de progrès fulgurants en médecine. J’ai rencontré, littéralement, des milliers de professionnels de la santé, parmi lesquels des étudiants et des lauréats du prix Nobel, ainsi qu’une multitude de patients.

Aujourd’hui, j’aimerais prendre quelques minutes pour vous transmettre une part de ce que j’ai appris en racontant leurs histoires.

Parmi les plus grands privilèges accordés par notre société, il y a celui qui autorise quelqu’un à inscrire les initiales « M.D. » après son nom. Ces deux petites lettres confèrent un grand pouvoir. Et ce pouvoir s’accompagne d’une grande responsabilité, pour citer Voltaire – ou bien Spiderman, selon vos prédilections en matière de littérature.

Bientôt, vous allez prêter le serment d’Hippocrate. Vous avez probablement tous entendu dire qu’il renferme la phrase : « Je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice ». Mais ce n’est pas le cas – ce n’est qu’une fausse information relayée par les médias.

Ce serment renferme néanmoins un grand nombre de principes essentiels. À mon avis, le plus important de tous est celui-ci : « Dans quelque maison que je rentre, j’y entrerai pour l’utilité des malades. » Malheureusement, trop de médecins ne respectent pas cet engagement.

Nous avons bâti un système de soins orienté vers la maladie plutôt que la santé. Nous l’avons conçu en fonction des médecins et non des patients.

La médecine moderne est devenue si spécialisée que bon nombre de médecins sont appelés à traiter des parties du corps et des syndromes bien précis, tant et si bien que les patientes et les patients ne s’y retrouvent plus. Nous avons rempli nos temples de la médecine d’appareils de haute technologie si éblouissants que nous avons oublié qu’il faudrait soigner les gens là où ils vivent. Dans notre désir de guérir les malades, nous recourons au surtraitement.

Trop souvent, nous oublions que les quatre mots les plus importants en médecine sont : « Je ne sais pas. » Nous considérons la mort comme un échec, au lieu d’aspirer à ce que les patients en fin de vie soient confortables et en paix.

Dans notre quête inlassable d’efficacité et de mesures, nous perdons trop souvent de vue l’essentiel : les patientes et les patients. Quels sont leurs désirs ? Quels sont leurs buts ? Ce sont là les questions qui doivent guider l’exercice de votre métier.

Dans certains cas, il s’agira de guérir les maux qu’ils endurent, de les aider à passer à autre chose. Mais la plupart seront des aînés souffrant de maladies chroniques, dont la fin de vie approche. Leurs objectifs sont différents.

Ils ne vont pas guérir. C’est à leur qualité de vie qu’il faudra plutôt accorder la priorité.

Les personnes âgées veulent rester chez elles. Elles craignent de tomber. Elles ne veulent pas souffrir. Ni être un fardeau. Elles craignent la solitude. Elles ne s’attendent pas à des miracles – mais elles aimeraient bien qu’on les respecte.

Elles n’ont pas peur de la mort. Elles craignent de perdre leur autonomie et leur dignité. Elles se moquent bien de votre collecte de données, des taux de mortalité ajustés selon l’âge ou de vos tests de génomique sophistiqués. Tout ce qu’elles veulent, c’est qu’on les écoute et qu’on entende ce qu’elles ont à dire.

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Que vous a-t-on enseigné à l’école de médecine ? Des notions d’anatomie, de biochimie, de génomique ; une foule de trucs mnémoniques pour mémoriser des parcelles d’information. Vous avez appris à faciliter des accouchements, à traiter le cancer, le diabète, la dépression et l’asthme, à enlever des appendices, à pratiquer des IRM et des SMT et quantité d’autres interventions.

À compter d’aujourd’hui, vous allez vous rendre compte que les maux dont ils souffrent sont le dernier des soucis des patients. Que leurs problèmes de santé ne sont pas simplement attribuables à des cellules en mutation, à des pathogènes opportunistes ou à de mauvais gènes, mais aussi à la pauvreté, au manque d’éducation, à des logements inadéquats, au stress et à l’isolement social.

Tôt ou tard, vous allez apprendre à faire preuve d’humilité. Plus vite vous le ferez, plus vous serez de bons médecins.

À l’ère d’internet, nous croulons sous l’information, mais nous avons faim de sagesse. Je vous invite donc, tout au long de la carrière longue et prospère qui vous attend, à ne pas user seulement d’intelligence, mais aussi de jugement.

Dans chacune de vos interactions, incarnez ce précepte ancien du serment d’Hippocrate : « Dans quelque maison que je rentre, j’y entrerai pour l’utilité des malades. »

Une version de ce discours a été livrée le 14 mai 2015 devant les finissants de la Faculté de médecine de l’Université du Manitoba, à l’occasion de la réception d’un doctorat honorifique.

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