Un piano de Liszt à Sutton ?

Allez savoir pourquoi, l’épopée des objets fascine parfois plus que celle des humains. Voilà sans doute pourquoi les romanciers et les cinéastes empruntent si souvent ce chemin. On n’a qu’à penser à François Girard et à son film Le Violon rouge.

L’histoire que je vous raconte aurait d’ailleurs très bien pu inspirer le réalisateur québécois. Elle commence à notre époque avant de faire un fabuleux flash-back pour nous transporter dans le temps.

À Glen Sutton, charmant hameau des Cantons-de-l’Est, un piano alimente la rumeur depuis quelque temps. Un Bösendorfer qui servait jusqu’à tout récemment de résidence pour les souris dans une église désacralisée aurait-il été acheté par le grand compositeur Franz Liszt ? C’est ce que certains prétendent. Et c’est que nous aimerions tous croire, tellement le voyage effectué par l’instrument est beau et romantique.

Le piano, qui a subi les affres du temps, ne peut pas nous dire ce qu’il a vécu. Et Diane Cormier, sa nouvelle propriétaire, trouve la chose bien dommage. Pour le moment, elle rassemble les témoignages de gens et arrache à l’histoire des détails qui pourraient reconstituer la vie de l’imposant objet.

L’histoire de ce piano commence vers 1875 au moment où Franz Liszt, rendu à l’automne de sa vie, se voit confier la formation des jeunes prodiges qui fréquentent l’Académie royale nationale hongroise de musique.

Converti depuis toujours aux pianos Bösendorfer, une maison autrichienne fondée en 1827, Liszt exige que ses élèves travaillent sur ces instruments. L’institution fait donc l’acquisition de plusieurs pianos de la prestigieuse marque.

En 1940, une Hongroise achète de l’Académie royale (devenue l’Université de musique Franz-Liszt) un de ces pianos. Il est destiné à son fils de 10 ans qui se nomme Miklós Takács. Sur ce clavier qui avait vu défiler des dizaines de mains vertes et hésitantes, mais aussi, sans doute, celles, beaucoup plus sûres, de plusieurs grands maîtres, le jeune Miklós fait ses premières classes.

Élève plus tard de Zoltán Kodály, György Ligeti, Nadia Boulanger et Jacques Chailley, Miklós Takács devient professeur au Conservatoire Béla-Bartók au milieu des années 60. Mais alors qu’il est promis à une grande carrière européenne, l’homme décide de fuir le régime communiste de son pays pour venir s’établir au Québec. Il arrive à Montréal en 1973.

Très rapidement, Miklós Takács devient chez nous une figure importante du monde de la musique classique, collaborant notamment à la mise sur pied du département de musique de l’UQAM. Il est un chef d’orchestre très demandé et contribue à doter le Chœur de l’UQAM d’une solide réputation tout en ressuscitant la Société Philharmonique de Montréal.

Amoureux des Cantons-de-l’Est, Miklós Takács fait l’acquisition, en 1999, de la petite église de Glen Sutton dans le but d’y organiser des concerts. Il décide alors de faire venir de Hongrie le Bösendorfer qui avait bercé sa jeunesse et que sa famille possédait toujours. Le piano, qui a voyagé par bateau, subit les contrecoups de la traversée. Sa longue attente dans les entrepôts du port de Montréal n’arrange rien.

Pendant une décennie, Miklós Takács a présenté des concerts dans l’église construite en 1877 dont il était l’heureux propriétaire. Plusieurs grands musiciens s’y sont produits. Entouré de talents prometteurs, d’un public de mélomanes et du décor enchanteur de Glen Sutton, le vieux professeur a sans doute vécu à cette époque de grandes et belles émotions.

Miklós Takács s’est éteint le 13 avril 2015 à l’âge de 82 ans. L’année suivante, Diane Cormier a fait l’acquisition de la maison du professeur et chef d’orchestre, ainsi que de la petite église. Elle s’est donc retrouvée propriétaire du fameux piano. La transaction a été effectuée avec la succession du défunt formée des deux fils que l’épouse de M. Takács a eus lors d’un premier mariage et d’un neveu vivant en Hongrie.

Des amis de Miklós Takács et des habitués des concerts organisés par le professeur ont raconté à Diane Cormier ce qu’ils avaient entendu du fameux piano. Un jour, elle a soumis le numéro de série du piano à un site web qui porte sur les Bösendorfer. Selon l’information recueillie, le piano aurait été fabriqué et vendu en 1911, et non pas vers 1875. Si ce piano s’est retrouvé à l’institution que dirigeait Franz Liszt, ce serait donc après la mort du célèbre compositeur.

Diane Cormier souhaiterait pousser les choses plus loin et faire des recherches approfondies afin de connaître la véritable origine de l’instrument. Elle voudrait surtout pouvoir faire restaurer ce piano. Alors qu’il était sur la scène érigée dans l’église, le piano a été habité par des souris. Celles-ci ont uriné sur les bois et grugé les feutres, ce qui a mis le châssis dans un piteux état. Selon Diane Cormier, il en coûterait environ 50 000 $ pour redonner au piano son lustre d’antan. De l’avis de certains, ce Bösendorfer, aujourd’hui propriété de Yamaha, vaudrait environ 200 000 $.

À l’invitation de Richard Leclerc, directeur du Musée des communications et d’histoire de Sutton, le piano a récemment été transporté dans la petite institution. Il y restera jusqu’à ce que Diane Cormier ait trouvé des mécènes qui accepteront de l’aider dans son projet de restauration.

L’an dernier, je vous ai parlé de l’incroyable histoire du piano Érard découvert par un œil averti dans une arrière-boutique. Ce joyau a pu être restauré grâce à la patience et au savoir-faire de son découvreur, Claude Thompson, et a su trouver un foyer grâce à la générosité du mécène Pierre Bourgie. Il est aujourd’hui associé à la salle de concerts qui porte le nom de sa famille. Le Bösendorfer de Sutton connaîtra-t-il un aussi beau sort ?

Les objets ne peuvent pas tout nous dire. C’est leur droit. Ils ne révèlent pas leurs secrets. C’est ce qui fait leur charme. Mais lorsqu’on leur donne une nouvelle vie, peut-être deviennent-ils plus bavards. Espérons que le Bösendorfer de Sutton arrivera à nous parler un jour.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.