Chronique

La Florida

Dans le Chevrolet Malibu rouge vin, on s’entassait à six. Mes parents devant, mon frère jumeau et moi sur la banquette arrière, ma sœur ou son frère jumeau à nos côtés. (Oui, la gémellité est un trait dans notre famille.) À tour de rôle, l’un des enfants s’installait dans le coffre arrière…

Une précision s’impose : ce n’était quand même pas une berline ! C’était une « familiale », un « station wagon » comme on disait dans le West Island (ou un « break » selon les Français). C’était à l’époque pré-VUS, avant que mon père ne s’offre un Dodge Caravan avec appliques en similibois. Et le Chevrolet Malibu était tout de même plus spacieux que le Chrysler Cordoba bleu poudre qui nous avait menés, quelques années plus tôt, de mon Gaspé natal à Montréal.

Je semble m’égarer dans des considérations automobiles, mais c’est à dessein. Ceci est une chronique sur le voyage. Et en 1984, au Québec, une famille avec quatre enfants voyageait rarement en avion. C’est donc en voiture que nous avons mis le cap, à la relâche scolaire, sur la Floride. Destination Orlando. Aussi bien dire l’Eldorado.

J’avais 11 ans et j’assistais émerveillé, les yeux rivés sur le paysage défilant, au passage progressif de l’hiver à l’été sur l’autoroute 95. La neige soudainement clairsemée de la Pennsylvanie, le fond de l’air printanier de la Virginie – où nous nous étions arrêtés pour la nuit –, puis la promesse estivale des gigantesques affiches de sombreros de South of the Border, une halte de divertissements multiples (jeux vidéo, montagnes russes, feux d’artifice, etc.), qui jalonnaient la route jusqu’à la frontière entre les Carolines.

J’ai aperçu, ému, mes premiers palmiers. Nous sommes arrivés en après-midi à Altamonte Springs, chez la grand-mère d’un joueur de soccer chez qui j’avais séjourné brièvement l’été précédent, pendant un tournoi au Connecticut. Nous avions accompagné « Grandma Cain » à son église, où l’on chantait du gospel et où tout le monde buvait du jus de raisin pendant l’eucharistie. Je m’en souviens autant que de notre visite à Disneyworld.

Le trajet avait duré quelque 24 heures. Dans la promiscuité, la chaleur et les odeurs peu amènes de quatre enfants de 8 à 11 ans. Heureusement qu’il y avait un coffre de toit, que l’on surnommait le « hamburger », pour nos bagages. Il permettait de dégager assez d’espace dans le coffre arrière pour accueillir l’un d’entre nous.

On ne se disputait pas pour accéder à cette place qui ne permettait pas vraiment d’être assis. Contrairement à d’autres modèles du même genre, ce Chevrolet Malibu n’avait pas de siège additionnel à l’arrière, ni de fini accueillant en tapis molletonné. On était contraint de s’y allonger sur une cuirette beige bien rigide qui absorbait les rayons du soleil. Sécuritaire ? Disons qu’on était peu ou prou dans les standards de sécurité habituels de 1984…

Le Dodge Caravan, équipé d’un système d’air conditionné et de vitres teintées, fut le bienvenu pour nos prochaines expéditions floridiennes. À 16 ans, nos permis de conduire fraîchement obtenus, mon frère jumeau et moi, nous avons rallié en nous relayant le camping de Bahia Honda, au nord de Key West. En 32 heures, sans nous arrêter pour dormir dans un motel de bord de route, comme à l’habitude. Ce fut notre dernier voyage de relâche scolaire en famille. Aujourd’hui, c’est avec mes propres enfants que je poursuis cette tradition… en avion.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce qu’avec le recul, même si nous finissions inévitablement par nous tomber sur les rognons, ma sœur, mes frères et moi – et que j’ai développé depuis une profonde aversion pour le camping –, ces voyages de grande route s’inscrivent parmi mes souvenirs d’enfance et d’adolescence les plus vifs.

Des moments marquants passés en famille, qui nous rappellent que le trajet fait partie du voyage, autant que la destination.

C’est ce que je me dis, chaque fois que je vois des gens pressés d’embarquer et de s’asseoir dans un avion. Leur numéro de siège n’a pas été appelé qu’ils décident de manière préventive de faire la file pour l’embarquement. Qu’importe s’ils bloquent l’accès aux personnes âgées ou aux couples avec de jeunes enfants dont l’embarquement est en principe prioritaire. Qu’importe s’ils ralentissent le processus en incitant des passagers appelés avant eux à faire inutilement la file derrière.

Ces voyageurs impatients encombrent les embarquements, contre toute logique apparente. Craignent-ils que l’avion parte sans eux ? Qu’il parte pour une autre destination ? À cause d’eux, il ne partira certainement pas plus vite…

Il y a des profils psychologiques qui se révèlent dans les aéroports. Des personnalités archétypales exacerbées par l’expectative d’un voyage en avion. Le vieux couple anxieux qui ne s’endure plus : « Où as-tu mis mon passeport ? », « Ne me parle pas sur ce ton ! », « Dépêche-toi, on va être en retard ! ». Les parents excédés par leur marmaille : un enfant dans une poussette, un autre dans les bras de sa maman, une doudou qui s’échappe en catimini des mains de bébé, la suce du plus grand qui tombe au sol, les pleurs à gérer. Ces voyageurs d’infortune inspirent à la fois le stress et la pitié.

Il reste une question qui, pour moi, reste insoluble. Les Québécois applaudissent souvent à l’atterrissage des avions, en particulier au retour de destinations soleil. Je n’ai pas remarqué ce phénomène ailleurs. Pourquoi donc ? Est-ce parce que nous formons une nation si peu confiante en son avenir que nous nous étonnons même de survivre à un vol d’avion ? Une théorie fumeuse à méditer pendant la relâche. On se retrouve dans une quinzaine.

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