CHRONIQUE

Courir pour vrai

Dimanche dernier, je devais courir 21 km.

Je m’entraîne pour un demi-marathon qui doit avoir lieu sous peu et mon programme me recommandait de parcourir cette distance, à une vitesse « relax », normale.

Je suis donc partie jogger avec une amie sur le bord du fleuve, à Verdun et à LaSalle, où un parc absolument fabuleux s’étire le long de l’eau tandis que défilent des paysages spectaculaires. Il faisait un temps impeccable, frais et ensoleillé.

Au bout de 9 km, on s’est toutes les deux regardées, épuisées.

On arrête ?

Et on s’est arrêtées.

Pas fières.

On n’avait pas du tout atteint l’objectif.

On a « choké », comme ils disent au hockey.

Fatiguées par notre soirée de la veille, par la folie de nos vies professionnelles et familiales, maganées par un été trop festif et pas assez sportif, on n’a juste pas été capables de se rendre au bout.

Je m’en voulais à mort.

Elle, plus zen, a pris ça de façon plus détendue.

On est rentrées à la maison en voiture.

Finie, je me suis écrasée dans un gros fauteuil avec mon iPad. Et là, erreur, je me suis mise à regarder sur les réseaux sociaux les images de tous ceux qui avaient couru le marathon ou le demi-marathon ce matin-là.

Tous radieux, tous souriants, tous fiers de leur blonde, de leur mère, de leurs enfants ou d’eux-mêmes, tous ravis d’afficher ici un record personnel, là une nouvelle distance franchie.

Ouais.

Et là, j’ai eu un moment de sympathie pour tous ceux qui se farcissent en roulant les yeux chaque jour le récit de nos exploits de coureur. Les photos de nos médailles, les sourires dopés aux endorphines, les saisies d’écran de nos glorieux résultats…

Avez-vous dit énervant ?

Moi, je vous le dis tout de suite, à ma prochaine course – si je la termine –, je ne battrai aucun record. Ça ne sera pas la première, mais je n’afficherai aucun progrès.

Ça va être difficile.

Je vais probablement être déçue, même si ça sera vite oublié grâce aux amis avec qui je courrai.

Et je ne mettrai pas de photo sur les réseaux sociaux. Promis.

Pourquoi je vous raconte tout ça ?

Parce que la combinaison de la lame de fond pro-jogging qui nous balaie depuis environ cinq ans et la diffusion de tout et de rien sur les réseaux sociaux est en train de créer une potion infernale et déprimante.

Bombardés d’images des succès d’autrui, ceux qui courent ont l’impression que tous les autres sont meilleurs. Le bonheur aux endorphines ? Matraqué par les pixels.

Et ceux qui ne courent pas du tout, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, peu importe ? Exaspérés. Et le mot est faible.

Et ce n’est pas juste moi qui constate qu’il y a un problème. Des chercheurs américains du département de psychologie de l’Université de Houston et d’autres de l’Université de Palo Alto se sont penchés sur la question et ont constaté l’évidence.

Leurs études ne parlent pas uniquement de course ou de sport, mais de toutes les performances qu’on affiche sur Facebook. Regardez mes parfaits enfants ! Mon magnifique chien ! Mes vacances de rêve ! Ma maison top design et proprissime !

Et ce que leurs travaux ont détecté s’applique particulièrement aux questions sportives.

À la longue, on n’en peut plus.

« Les recherches démontrent que les gens se sentent déprimés après avoir passé beaucoup de temps à regarder Facebook parce qu’ils se sentent mal en se comparant aux autres », lit-on en conclusion.

Et vlan !

Alors voilà ma façon à moi de vous aider à ne pas avoir le moral dans les talons.

Vous ne vous trouvez pas assez en forme ? Pas assez assidu ? Pas assez performant ?

Je suis avec vous !

Évidemment, je ne vous dirai pas d’arrêter, ça sera pire. Et ça ne sera pas moi, l’accro aux endorphines, qui vous dira de ne pas courir ou de ne pas faire d’exercice.

Il n’y a pas grand-chose de mieux qu’on puisse accomplir, pour sa santé en général et mentale en particulier, que se faire aller le cœur, respirer à pleins poumons et dépenser de l’énergie.

Mais si vous en avez marre d’avoir l’impression que tout le monde est plus rapide, plus agile, plus alerte, plus performant, plus mince, plus musclé que vous, je vous comprends. Et nous ne sommes vraiment pas les seuls.

C’est une fausse impression nourrie par les médias sociaux, où personne ne se vante de ses échecs fréquents ou de sa paresse occasionnelle.

Comme lentille déformante de la réalité, on aura rarement fait mieux.

Alors on court, mais on se débranche et on lâche les objectifs irréalistes, les folies de performance ?

Et si on relançait, à la place, cette tradition classique du jogging, qui semble s’être perdue au cours des dernières années : se saluer gentiment quand on se croise, pour vrai, pas sur un écran ?

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