Chronique

La mèche qui fume dans ses cheveux blancs

Hélène Pelletier-Baillargeon porte plusieurs chapeaux : souverainiste, féministe, historienne, catholique pratiquante, tout en étant pour la laïcité de l’État, mère de quatre enfants, grand-mère et même arrière-grand-mère, journaliste, ex-directrice de la revue Maintenant, ex-chroniqueuse de La Presse et du Devoir, ex-conseillère politique de Camille Laurin et chevalière de l’Ordre national du Québec. Mais plus simplement, c’est aussi une dame de 86 ans à la voix douce et aux cheveux tout blancs.

Quand elle ouvre la porte de la maison à Mont-Royal où elle vit depuis 50 ans avec son mari, le docteur Jacques Baillargeon, sa timidité souriante est un brin déconcertante. Déconcertante surtout si, comme moi, vous avez lu ou parcouru Le pays qui ne se fait pas, la vigoureuse correspondance qu’elle a entretenue avec le philosophe Pierre Vadeboncoeur entre 1983 et 2006 et qui vient de paraître chez Boréal.

Pendant plus de 20 ans, la militante et le philosophe ont échangé des centaines de lettres qui se lisent comme des chroniques de « la mort annoncée de la souveraineté » avec une grande liberté de parole et d’esprit, d’autant que ces lettres ne devaient pas être rendues publiques.

Mais le temps a passé, Pierre Vadeboncoeur est mort et devant le déclin de la souveraineté qui lui tient encore à cœur, Hélène Pelletier-Baillargeon, de concert avec le fils et la veuve de son ami, a accepté qu’une partie de cette correspondance d’un pessimisme extrême soit publiée.

« Je vois ce livre comme un exercice de lucidité. Les diagnostics que nous avons posés à l’époque quand la souveraineté avait le vent dans les voiles, il faut les faire aujourd’hui et appeler un chat un chat. »

— Hélène Pelletier-Baillargeon

« Notre poids dans le Canada va en diminuant. Notre disparition est une possibilité », dit-elle de sa voix douce et sereine, en décalage avec le propos dramatique qu’elle tient.

D’entrée de jeu dans sa maison silencieuse et nickel, j’ai constaté qu’il y avait un monde entre celle dont la plume sûre et élégante a signé des lettres trempées dans une encre acerbe et critique et la femme hésitante devant moi, qui cherche parfois ses mots ou esquive certains jugements féroces qu’elle a pourtant portés sur les éditorialistes Michel Roy et Jean-Guy Dubuc (« des paillassons »), sur le journal La Presse (« un canard quelconque »), sur Le Devoir (« devenu sous Jean-Louis Roy une ordure »), sur Françoise David (« et sa pensée féministe qui s’élabore en vase clos »), sur Jacques Parizeau, qu’elle a connu jeune, maigre et revêche, et même sur René Lévesque, au sujet duquel elle écrit : « Ce qui m’agaçait (et me le rendait proche à la fois) chez Lévesque, sa façon de se mettre un peu en retrait des intellectuels comme s’il n’en avait pas été un lui-même ! Il y a des jours où je trouvais que cette fausse humilité tenait du duplessisme… »

Confrontée aux mots durs que je lui relis, elle répond qu’il s’agissait d’une réaction partisane de sa part. Elle ajoute que certaines lettres n’ont justement pas été publiées à cause des jugements personnels qu’elle portait à l’époque sur des gens qui sont encore vivants aujourd’hui et qu’elle ne voulait pas froisser.

La flamme souverainiste

Mais soyons honnête : le cœur de cette correspondance, ce n’est pas la médisance, mais bien l’impossible pays qui veut se faire, mais qui ne se fait jamais et au sujet duquel la militante et le philosophe se livrent à cœur ouvert et sans faux-semblants.

« L’irremplaçable de la correspondance, écrit Hélène Pelletier-Baillargeon en 1986, c’est qu’elle permet de formuler une pensée encore inachevée avec ses flous, ses ombres, ses contradictions. Une pensée qu’on ne publierait pas telle quelle, mais qui, par son caractère incomplet, est riche de possibles qu’autrement on ne verrait pas. »

Hélène Pelletier-Baillargeon craint la disparition du Québec et de son peuple, mais elle croit aussi que le pays est la seule solution pour l’éviter et survivre. « C’est pour cela que, historiquement, la question de la souveraineté a toujours refait surface, en 1837, dans les années 30, dans les années 70. »

« Le pays, c’est peut-être quelque chose qui ne se fait pas, mais c’est aussi quelque chose qui ne veut pas s’en aller. »

— Hélène Pelletier-Baillargeon

Elle identifie plusieurs causes à l’échec de la souveraineté, dont les Québécois eux-mêmes. « Notre pire adversaire, actuellement, c’est l’image idyllique que nous voudrions projeter de nous-mêmes et qui nous fait commettre les pires reculs », écrit-elle en 1993.

La semaine dernière à son lancement, Hélène Pelletier-Baillargeon a livré un discours pétri de cette lucidité douloureuse qui fait la force de ses écrits. Elle a évoqué la perplexité qui est la sienne « à l’idée de présenter une correspondance pessimiste sur la question nationale alors que le parti de René Lévesque se trouve relégué au dernier rang des formations politiques concurrentes. »

« Jamais deux auteurs – je parle ici pour Pierre Vadeboncoeur et pour moi – n’auront à ce point déploré avoir eu raison dans leurs écrits passés », a-t-elle joliment affirmé.

Mais dans le même souffle, elle a insisté sur l’importance de la « mèche qui fume encore », celle de la flamme souverainiste qui continue de brûler chez les Catalans, chez les Écossais et pour 33 % des électeurs québécois qui, aux dernières élections, ont voté soit pour le PQ, soit pour QS.

Hélène Pelletier-Baillargeon souhaite que les lecteurs se reconnaissent dans les pensées moroses et pessimistes du Pays qui ne se fait pas et que ça leur donne le coup de talon nécessaire pour remonter à la surface.

À 86 ans, malgré ses cheveux blancs et la douceur de sa voix, Hélène Pelletier-Baillargeon continue d’être habitée par ce pays qui ne se fait pas et de croire envers et contre tous qu’un jour, il se fera.

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