Chronique

Le pourfendeur du fisc

Yves Chartrand n’a jamais eu la plume dans sa poche. Hier, le virulent auteur et fiscaliste bien connu n’a pas mâché ses mots pour dénoncer l’apathie du ministère des Finances fédéral face à une série d’aberrations fiscales qui font perdre des millions de dollars aux contribuables.

Il avait essayé la méthode polie. Il avait été patient. Mais depuis de longues années, il ne reçoit que des phrases creuses en guise de réponse. Écoute : zéro ! « Le ministère des Finances ne fait pas sa job », dénonce M. Chartrand, qui bouillonne intérieurement.

Au fil des ans, il a accumulé les incohérences du système fiscal dans ses chemises. Arrivé à 60 ans, il a décidé de les rendre publiques dans une série de bulletins dont la deuxième édition a été rendue publique hier. Sa missive s’intitule « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Le ton est donné. 

Yves Chartrand est bien placé pour comprendre les problèmes que les contribuables vivent. Chaque année, le fondateur du Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF) rejoint 9700 participants : des comptables, des courtiers, des planificateurs financiers qui veulent être au courant des astuces et nouveautés fiscales. Alors, en fait d’histoires d’horreur avec le fisc, il en entend des vertes et des pas mûres.

Comme un militant, il écrit au fisc pour obtenir des éclaircissements, souligner les iniquités et tenter de faire évoluer les politiques fiscales. 

« Je ne parle pas le même langage que les autres fiscalistes. Je dis tout haut ce que les autres pensent tout bas. »

— Le fiscaliste Yves Chartrand

Des luttes, il en a mené.

Par exemple, il a été l’un des premiers à mettre la loupe sur les taux d’imposition implicites de plus de 100 % qui frappent certaines personnes moins nanties. C’est aussi lui qui a éventé la bourde du fisc qui avait mal calculé la prestation canadienne fiscale pour enfants, faisant perdre des millions à des dizaines de milliers de familles.

Mais pour chaque bataille gagnée, bien d’autres combats se sont enlisés dans la bureaucratie fédérale. « Je sais que je suis sévère. Mais c’est enrageant ! », lance M. Chartrand.

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Dans son dernier bulletin, il s’attaque à l’utilisation abusive des exonérations fiscales par les PME. Selon ses calculs, quelque 13 000 enfants de 0 à 19 ans ont réalisé près de 3 milliards de gains en capital exemptés d’impôt lors de la vente d’une PME depuis 2001. Cela fait environ 500 millions de dollars d’impôts qui ont échappé au fisc… en toute légalité.

Il faut savoir que les dirigeants de PME ont droit à une exonération fiscale d’environ 850 000 $ lorsqu’ils réalisent un profit à la vente de leur entreprise. Mais les entrepreneurs peuvent facilement multiplier cet avantage, car leur conjoint et leurs enfants y ont aussi droit.

Au départ, la mesure visait à stimuler la prise de risque et l’investissement, mais aussi à aider les entrepreneurs à se constituer une retraite, eux qui n’ont pas pu cotiser à leur REER.

Très bien. Mais alors, comment justifier que cet avantage soit utilisé par des enfants ? 

Ces jeunes n’ont pris aucun risque et ne sont certainement pas en train de planifier leurs vieux jours, s’insurge M. Chartrand.

Dans le cadre de sa récente réforme fiscale, le ministre des Finances Bill Morneau avait justement décidé d’abolir la multiplication des exonérations fiscales – de façon bien maladroite, précise le fiscaliste. Mais face à la pression, il a reculé en octobre 2017. Dommage.

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Mais Yves Chartrand a bien d’autres récriminations contre le ministère de Finances du Canada.

Par exemple, il parle de « fumisterie » pour dénoncer la surimposition dont sont victimes certains particuliers qui utilisent une voiture achetée par leur entreprise. À cause de règles complexes et incongrues, le fisc considère qu’ils utilisent leur véhicule à 150 % à des fins personnelles, ce qui n’a aucun sens.

« Cela fait maintenant près de 15 ans que les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada ont été clairement avertis du problème évident », souligne M. Chartrand. Mais rien n’avance.

L’avènement des voitures électriques provoque encore plus d’incongruités. « La politique fiscale est toute croche, pour ne pas dire pathétique », écrit M. Chartrand. 

Pour un employé, il est fiscalement trop coûteux de se voir fournir par son employeur un véhicule électrique. Tant pis pour l’environnement !

M. Chartrand dénonce aussi le nouveau formulaire T1135, qui a donné de l’urticaire à beaucoup de comptables ces dernières années. Pour lutter contre l’évasion fiscale, le fisc demande désormais aux contribuables qui détiennent des placements de plus de 100 000 $ à l’étranger de remplir ce formulaire chaque année.

Or, plus des deux tiers des contribuables visés détiennent tout simplement des actions étrangères dans des comptes de courtage au Canada. Comme leur institution financière émet déjà des feuillets fiscaux, le formulaire est parfaitement inutile. Mais si les gens l’oublient, ils font face à des pénalités de 2500 $. Vive la bureaucratie !

Au lieu de perdre son temps avec des gens honnêtes, pourquoi Ottawa ne s’attaque-t-il pas aux vrais filous ? Pour diminuer la fraude dans les restaurants, il pourrait mettre en place des modules d’enregistrement des ventes (MEV) comme Québec l’a fait avec énormément de succès. Mais comme Ottawa se traîne les pieds, près de 1,5 milliard lui file entre les doigts chaque année, évalue M. Chartrand.

Que pense le ministère des Finances de toutes ces critiques ? « Le Ministère prend note des commentaires des intervenants et du public au sujet des règles fiscales », m’a-t-on répondu.

Une autre belle phrase creuse.

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