Chronique

Prends soin de moi

Je reviens du Salon du livre de la Côte-Nord. J’y ai passé le week-end à multiplier les tables rondes, les entrevues, les autographes, les selfies tendrement décadrés et les rencontres émouvantes. J’ai été reçu avec amour. Et maintenant que je dépose mes valises dans mon Saint-Henri, je me demande si je suis rechargé.

La vérité, c’est que non. Et ça ne concerne en rien la paisible Sept-Îles. C’est mon horaire chargé, le fautif, qui ne connaît aucune accalmie depuis plusieurs mois. En semaine comme en week-end, aucune éclaircie de farniente, aucun répit d’oisiveté. Je vis un tourbillon gratifiant qui ne cesse de s’accroître d’année en année, reléguant mes projets romanesques et théâtraux – pourtant de grande importance – au bas de mes priorités : conférences, chroniques radio, collaborations télé, articles pour des journaux et magazines, écriture d’épisodes de Passe-Partout et deux scénarios de film…

Ma to-do list de modeste travailleur autonome s’allonge à l’infini, créant chez moi un vertige tout aussi infini. Je ne vois jamais la fin de ce qui m’attend.

J’ai l’impression d’orchestrer ma vie dans un chaos d’urgences : sitôt un texte bouclé pour tel ou tel magazine, je ne l’ai pas encore rayé de ma liste de tâches que je viens d’accepter, pauvre fou, deux autres contrats aussi stimulants qu’épuisants.

Comprenez-moi bien : je me sais privilégié et j’en suis reconnaissant. C’est grisant, être demandé, et ce, même si c’est à petite échelle, à ma mesure. J’ai cette vive impression : je suis sollicité, donc j’existe. Mais c’est faux.

Je suis plus que mes contrats.

Je suis plus que mes contrats.

Je suis plus que mes contrats.

Je me le répète pour le croire le plus que je peux. Je suis même plus que la somme de mes œuvres, plus que leur rayonnement. D’ailleurs, une dame de la Côte-Nord était fascinée par ma table de signatures, trop étroite pour recueillir tous mes livres.

MADAME : Mon Dieu, mais vous avez publié combien de livres, jeune homme ?

MOI : Il paraît que je suis rendu à 45 livres.

MADAME : Vous les comptez pas ?

MOI, tentant d’être drôle : J’ai pas le temps. J’en écris trop !

MADAME : Vous avez quel âge ?

MOI : J’ai eu 37 ans en février. Oui : j’ai plus de livres que d’années.

Longtemps, je me suis défendu de ma grande productivité par mon énergie effervescente, par ma capacité à travailler n’importe où et n’importe quand, par mon habileté d’adaptation et ma rigueur/ferveur de créateur. Je m’excusais en citant Stephen King : « Parfois, la prolificité est inévitable. » Je brandissais l’aphorisme comme un bouclier en ajoutant : c’est inévitable, chez moi. Mais vraiment, Simon ? As-tu tant l’urgence de dire tout ça ? As-tu besoin de toutes ces tribunes-là ? Simon, pour l’amour, sois honnête : pourquoi t’es prolifique de même ?

Parce que j’ai peur qu’on m’oublie. J’ai terriblement peur qu’on m’oublie.

Si je lance un livre tous les trois mois (ou si je publie une chronique mensuelle dans La Presse, hihi !), je ne tombe pas dans l’oubli. Ma mère me dit régulièrement « bravo » et je veux faire perdurer ça. Mon nom dans le journal me rappelle que je vis.

(Je sais : il faudrait me débarrasser de tout ça, faire table rase de l’ego, de l’orgueil, de l’amour infini que je réclame de tout le monde…)

Mais à présent, j’ai parfois peur de m’épuiser, de me brûler.

Mon pote Emmanuel Schwartz écrivait dans une de ses pièces : « Je me sentais en feu comme jamais. J’tais brûlé ben raide. » J’ai envie de le paraphraser – pardon, Manu – et de m’approprier ce sentiment contradictoire : je suis tellement en feu que je suis complètement brûlé.

Oui : je suis tellement en feu que je suis complètement brûlé. C’est exactement ça.

Il faut cesser de glorifier notre horaire chargé à bloc, comme si c’était une preuve tangible de notre valeur. C’est le « Stop the glorification of busy » en fond d’écran de mon amie, la formidable dramaturge Sarah Berthiaume. L’année passée, elle écrivait Nyotaimori, une pièce intelligente et nécessaire sur la question du travail et de ses effets sur nos corps. Dans le magazine 3900, elle précisait lucidement : « Nous plaindre d’avoir trop de travail, c’était une manière de nous targuer d’avoir du succès sans en avoir l’air : une petite vantardise déguisée en complainte. »

En tant que travailleur autonome, j’ai choisi un job – des jobs ? – que j’aime. Ma passion est mon métier, mon métier est ma passion. Mais il y a là un danger. Comme Sarah, mes frontières entre travail et loisir sont floues et poreuses ; mon travail s’immisce partout dans ma vie personnelle. Dans Urbania, à l’été 2017, Aurélie Lanctôt a fait paraître un article au titre éloquent : « Je ne sais pas quand je vais vivre ». Elle y exprimait l’idée que le temps qu’on passe à travailler est un temps qu’on ne passe pas à vivre. Et boum !

J’ai toujours trouvé exagéré la parenté phonétique, le sous-entendu auditif fallacieux entre « workaholic » et « alcoolique ». Et pourtant, une personne ivre au volant de sa voiture ne met pas en péril que sa vie. En tant que bourreau de travail célibataire, j’ai longtemps pensé que je n’hypothéquais que ma propre santé. Mais maintenant que je bâtis quelque chose à deux, force m’est d’admettre que mon comportement ébranle les fondations du couple que je forme avec un homme exceptionnel.

Je repense ici à la gentille femme de Sept-Îles.

MADAME : J’ai envie de te tutoyer. Je peux ? Comme je te vois partout, je me sens près de toi.

MOI : Mais je vous en prie ! Je t’en prie, plutôt.

MADAME : Tu es toujours souriant. Tu dois être un ami formidable, toi.

MOI : Oh, c’est donc ben fin.

Mais la vérité, c’est que je suis un ami de marde. Et ce n’est pas un euphémisme. Je manque de temps pour l’essentiel, je manque de temps pour le signifiant. Et je sais que je fais fausse route en parcourant mon agenda comme si c’était une bible.

La semaine passée, j’ai été un amoureux de marde. J’étais épuisé, au mitan de ma journée où je courais à droite et à gauche. J’ai cruellement manqué de reconnaissance envers mon chum, la personne la plus précieuse dans ma vie. Et il a alors lâché les mots les plus douloureux à entendre : « Prends-soin de moi. »

Se faire dire « Prends-soin de toi » à répétition, ça peut agacer de paternalisme ou de maternalisme, mais l’amour intrinsèque rachète tout. Par contre, se faire dire « Prends-soin de moi », c’est une gifle qui fait mal, d’autant plus parce qu’elle est mue par l’amour.

Je me dois d’être vigilant. Il faut me préserver pour le préserver.

Avant, je dansais dans ma salle à manger spacieuse, en me regardant dans la porte vitrée comme si c’était un miroir de studio de danse pour corriger mes mouvements ou m’émouvoir de ma souplesse. Avant, je scrutais les élèves de l’école Ludger-Duvernay faire des acrobaties bancales dans le parc. La productivité m’éloigne de toutes mes fondamentales activités de contemplation et de toutes mes précieuses chorégraphies. Je le regrette.

Je vais terminer ma chronique et essayer de trouver un trou dans mon horaire pour aller me promener au parc. Il fait de plus en plus beau. Peut-être verrai-je les élèves de l’école Ludger-Duvernay faire des roues dans la pelouse ? Mes préférées, ce sont les toutes premières de l’acrobate en devenir. Les roues imparfaites. Celles qui surgissent, Gros-Jean comme devant. Les pattes légères mais bancales, toutes croches. Et l’étonnement au bout de cette roue : « Ayoye ! C’est moi qui viens de réussir cette prouesse ? » Puis, le reste de la récréation vouée à raffiner la roue. Peaufiner l’alignement des jambes, l’écart nécessaire des mains dans la pelouse encore slusheuse.

Peut-être que je pourrais faire des roues, moi aussi ? Ça ne se perd pas, ça. Il faut juste de l’espace, c’est tout.

Nota bene : Je reste ouvert à tous les contrats. J’ai un peu de temps en juillet pendant ma semaine de vacances à Carleton-sur-Mer et je serais heureux de relever de nouveaux défis. Toutes sollicitations sont les bienvenues.

Simon Boulerice est l’un des quatre chroniqueurs invités à qui La Presse offre, en alternance, une tribune chaque dimanche ce printemps. Ne manquez pas ses chroniques et celles de l’auteur David Goudreault, de la rappeuse Jenny Salgado et de la journaliste et animatrice Noémi Mercier.

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