La Presse à Moscou

Prochaine étape : l’espace

Pour David Saint-Jacques, c’est la dernière ligne droite d’un entraînement qui dure depuis près de 10 ans. Dans quatre mois, l’astronaute québécois s’envolera pour la Station spatiale internationale à bord d’une capsule Soyouz russe. Et c’est en Russie qu’il s’entraîne à piloter l’engin. Pendant deux jours, La Presse vous emmène dans les coulisses de la mythique Cité des étoiles, près de Moscou, pour suivre l’astronaute dans ses derniers préparatifs.

Un reportage de nos envoyés spéciaux à moscou

La Presse à Moscou

L’art de piloter une capsule filant à 30 000 km/h

Cité des étoiles, Russie — « Comment on dit ça, en français, un bouton d’inconscience ? En anglais, on dit “kill switch”. On tient ça serré dans la main. Si on perd connaissance, ça se relâche et la machine arrête. »

David Saint-Jacques est recroquevillé dans une espèce de boîte circulaire dans laquelle une employée l’attache avec des sangles. La boîte se trouve à l’extrémité d’un long bras de métal. Oubliez la technologie moderne : cette centrifugeuse a été construite en 1973, en pleine époque soviétique. Et ça paraît.

Au fil des décennies, la drôle de machine a fait tournoyer à toute vitesse quantité d’astronautes afin de les habituer à supporter les forces subies pendant le décollage et la rentrée dans l’atmosphère. Et David Saint-Jacques n’est pas épargné par ces séances de torture.

« C’est comme avoir quelqu’un d’assis sur la poitrine, décrit l’astronaute, un calepin de notes attaché à la cuisse pour l’aider à retenir les instructions à accomplir. On perd la vision périphérique et on développe une vision tunnel. Quand la force g devient très, très forte, c’est comme si le fond de votre gorge voulait rentrer… C’est étrange, ça donne envie de tousser. Mais le plus difficile est de se concentrer. On dirait que plus la force g augmente, plus le quotient intellectuel diminue. »

Lorsqu’ils foncent vers la Terre à 30 000 km/h, les astronautes entassés à bord d’une capsule Soyouz subissent une force d’environ 5 g, soit cinq fois l’accélération terrestre. Une rentrée non contrôlée peut générer des forces jusqu’à 8 g. David Saint-Jacques est soumis à des forces de cet ordre pendant son entraînement. Mais à l’époque de Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace, on a déjà fait subir aux astronautes des accélérations allant jusqu’à 14 g dans les centrifugeuses.

Vivre dans un livre d’histoire

L’exercice auquel se prête David Saint-Jacques se déroule à la Cité des étoiles, à une heure de route au nord-est de Moscou. Dans les années 60, cette ancienne base militaire a été convertie en zone d’entraînement secrète pour les cosmonautes russes. On y accède par une route qui traverse une forêt de pins et de bouleaux. Au bout se dressent un bâtiment gris, une guérite et un mur surmonté de barbelés. Jusque dans les années 90, l’endroit ne figurait sur aucune carte.

Une fois dans l’enceinte, une immense mosaïque à l’effigie de Lénine accueille les visiteurs. Des bâtiments d’une autre époque émergent parmi les bosquets. À la cafétéria, on sert du bœuf Stroganov dans un décor qui, comme le menu, semble figé en 1960. Environ 7000 habitants résident dans cette étrange cité. David Saint-Jacques, qui passe plus de la moitié de son temps d’entraînement en Russie, y a une maison.

« J’ai l’impression de marcher dans un livre d’histoire. »

— David Saint-Jacques, à propos de son séjour à la Cité des étoiles

Loin de sa femme et de ses trois enfants, il compare la vie qu’il partage ici avec des astronautes du monde entier à ses années universitaires. « C’est comme vivre avec des colocs. On étudie, on passe des examens », dit-il.

Prêt à prendre les commandes

À quatre mois de son départ pour l’espace, l’un des aspects sur lesquels David Saint-Jacques est particulièrement testé est le pilotage de la capsule Soyouz. La boîte volante doit en principe naviguer en mode automatique. Mais comme les choses ne se déroulent pas toujours comme prévu dans l’espace, il arrive que les astronautes doivent prendre les commandes de la capsule pour l’arrimer à la Station spatiale internationale ou la ramener sur Terre.

Si cela devait survenir, c’est Oleg Kononenko, un cosmonaute russe qui sera commandant de mission, qui devrait prendre les commandes. Mais à titre de premier ingénieur de vol, David Saint-Jacques sera assis à sa gauche et prendra la relève en cas de pépin.

« C’est tout un art, dit-il en parlant du pilotage de la capsule. Nous sommes maintenant meilleurs que les ordinateurs. Mais au début, c’était pas mal différent », lance celui qui est à la fois ingénieur, médecin et astrophysicien.

Dans un siège répliquant celui d’une Soyouz, le natif de Québec fait une démonstration de ses habiletés. Sur un écran apparaît un carré noir qui représente une Soyouz virtuelle tombant vers la Terre. David Saint-Jacques, manette à la main, en contrôle les moteurs. Une courbe montre la descente idéale. David fait descendre le carré noir presque exactement dessus.

Mais une simulation, aussi bien faite soit-elle, ne peut transmettre toute la réalité d’une vraie rentrée dans l’atmosphère, et David Saint-Jacques le sait très bien.

« Une rentrée dans l’atmosphère, c’est comme descendre les chutes du Niagara dans un baril, mais avec un baril en feu. »

— Doug Wheelock, ancien astronaute et directeur du bureau des opérations de la NASA à la Cité des étoiles, qui travaille avec David Saint-Jacques

C’est notamment pour cela qu’on teste aussi la capacité de l’astronaute québécois à piloter une Soyouz pendant qu’il tournoie à toute vitesse dans une centrifugeuse.

En classe avec les collègues

Après l’action, la théorie. David Saint-Jacques écoute un médecin russe expliquer comment utiliser les trousses médicales qui se trouvent dans la section russe de la Station spatiale internationale pour secourir un collègue dans l’éventualité d’un problème médical. Comme l’ensemble des entraînements à la Cité des étoiles, le cours se déroule en russe, une langue que les astronautes doivent maîtriser. Sur les tables se trouvent de grosses trousses médicales vertes ornées de croix rouges. Raffi Kuyumjian et Robert Riddell, deux médecins canadiens qui suivent David Saint-Jacques, écoutent les instructions avec attention.

Même s’il se dit déjà prêt à partir, David Saint-Jacques ne manifeste pas d’impatience particulière à s’envoler pour l’espace le 20 décembre prochain. La plupart de ses bagages ont déjà été acheminés dans la Station spatiale internationale (il s’y cache du saumon fumé pour célébrer Noël !) et il veut profiter de chaque jour d’entraînement pour être le plus prêt possible. « C’est tout un privilège d’être ici, en Russie, et de savoir que je vais partir, dit-il. Ils me donnent les clés du Soyouz, quand même ! C’est une expérience vraiment incroyable. »

« On devient frères et sœur »

Les liens qui se tissent entre

les astronautes pendant leur entraînement est hors du commun

Un Russe, une Américaine, un Canadien. Oleg Kononenko, Anne McClain et David Saint-Jacques s’entasseront ensemble à bord de la même capsule Soyouz le 20 décembre prochain. Et les années d’entraînement qu’ils ont passées ensemble en ont fait un groupe soudé, au sein duquel la connivence est manifeste.

« On devient des frères et sœur, on devient toujours de plus en plus proches. Ils vont bientôt être les deux êtres humains avec lesquels je vais être le plus proche pendant plus de six mois », dit David Saint-Jacques.

Du lot, seul Oleg Kononenko a déjà été dans l’espace. « Les autres commencent à me poser des questions. Comme : quand pourra-t-on utiliser les toilettes pour la première fois en arrivant ? », lance-t-il en riant.

Anne McClain, une pilote d’hélicoptère de combat de l’armée américaine qui a fait la guerre en Irak, parle d’une amitié « réelle, profonde, basée sur une connaissance approfondie de chacun ».

« On ne fait pas un boulot où on peut prétendre que tout va bien de neuf à cinq puis rentrer à la maison, dit-elle à La Presse. On s’est tous vus avoir de bonnes et de mauvaises journées. On s’est tous vus faire des erreurs et se faire sauver par le reste de l’équipage, et on s’est tous vus faire de petites choses qui ont sauvé la journée. On connaît nos forces et nos faiblesses, on les respecte et on se fait confiance », dit-elle.

bonne humeur contagieuse

Oleg Kononenko et Anne McClain vantent la capacité d’apprentissage et le niveau de préparation de David Saint-Jacques. Mais ils décrivent aussi le Québécois comme celui qui amène la bonne humeur dans le groupe.

« Quand vous mettez ensemble un grand nombre d’ingénieurs, vous vous retrouvez avec beaucoup d’introvertis. David est souvent celui qui amène tout le monde ensemble. »

— L’astronaute Anne McClain

Hier, c’est en tout cas un David Saint-Jacques détendu qui s’est présenté devant les médias canadiens venus le voir à la Cité des étoiles. Loin de fuir les journalistes après une longue journée où se sont enchaînées entrevues et prises d’images, il a continué à badiner un long moment avec les représentants des médias, lançant des blagues et se prêtant au jeu des caméras bien après l’horaire officiel.

« David va très bien », confirme Doug Wheelock, directeur du bureau des opérations de la NASA à la Cité des étoiles. « Cet homme est un sourire sur deux pattes. »

Qui sont-ils ?

Oleg Kononenko

Nationalité : russe

Âge : 54 ans

Est allé trois fois dans l’espace

Anne McClain

Nationalité : américaine

Âge : 39 ans

Ira dans l’espace pour la première fois avec David Saint-Jacques en décembre prochain

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