Migrations irrégulières

Ce qu’ils ont vu sur la route de l’eldorado

Par la terre ou par la mer, la quête d’une vie meilleure mène des migrants à suivre des voies irrégulières pour rejoindre ce qu’ils croient être un eldorado au bout de la route. Comment faire échec aux belles promesses des passeurs ? En misant notamment sur les témoignages de ceux et celles qui rentrent au pays, leurs rêves brisés mais la vie sauve.

Un reportage de notre collaboratrice Benoîte Labrosse

Migrations irrégulières

« Ce que moi, j’ai enduré sur la route, je ne souhaite pas qu’ils le subissent. »

Comment convaincre les migrants que la voie irrégulière n’est pas la meilleure pour émigrer dans un autre pays ? En les informant correctement avant qu’ils ne prennent la route, croit l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Notre collaboratrice au Sénégal a assisté à l’une des projections-débats qu’organise l’OIM avec des migrants de retour chez eux.

Dakar, Sénégal — Elmas étudie le droit et rêve d’immigrer au Canada. Mais pas question pour lui de rejoindre ses compatriotes sénégalais sans un visa en poche. « Ce soir, j’ai vu des revenants, je dirais même des rescapés de la migration », s’exclame l’homme de 24 ans à la sortie d’une projection-débat de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le 12 novembre dernier. La salle de la mairie de Patte d’Oie, dans l’est de Dakar, était pleine à craquer de jeunes Sénégalais qui réfléchissent à quitter le pays dans l’espoir d’améliorer leur sort.

L’OIM est aux premières loges pour constater que de condamner la migration n’empêche pas des dizaines de milliers d’Africains de l’Ouest de chercher à rejoindre clandestinement l’Europe, et parfois les Amériques. Elle se concentre donc à les informer sur les périls de la migration irrégulière : faim, soif, agressions, vols, viols, traite de personnes, emprisonnement, torture… De quoi en dissuader plusieurs de tenter « l’aventure ».

Inspirée par une étude du ministère de la Justice des Pays-Bas sur la portée des récits migratoires, l’organisation a lancé fin 2017 le programme Migrants comme messagers (MaM). Il a, à ce jour, permis à une centaine de migrants de retour en Guinée, au Nigeria et au Sénégal de raconter leurs douloureux souvenirs à la caméra, puis de recueillir ceux de leurs compatriotes au moyen d’une application sur leur téléphone. Des extraits sont diffusés sur les réseaux sociaux, principalement Facebook et l’application de messagerie WhatsApp.

« Nous n’avons jamais voulu condamner la migration, a insisté Marilena Cordato, agente de mobilisation des médias pour le bureau sénégalais de l’OIM. L’objectif est de sauver des vies et d’éviter beaucoup de souffrances. » Un désir partagé par le volontaire Ousmane Badji, qui a tenté trois fois de rejoindre l’Europe. « Je ne veux pas leur faire peur ou les empêcher de voyager, nous a-t-il assuré. Ma mission est de convaincre les jeunes Sénégalais de ne pas hypothéquer leur vie. Ce que moi, j’ai enduré sur la route, je ne souhaite pas qu’ils le subissent. »

Trois tentatives, trois échecs

« Il y a beaucoup de choses que tu ne peux pas comprendre tant que tu n’es pas sur le terrain », assure Ousmane Badji, originaire de la Casamance, dans le sud du Sénégal.

À l’âge de 11 ans, il a passé 42 jours dans un camp de réfugiés en Espagne après avoir rejoint en pirogue le port de Tenerife, dans l’archipel des Canaries, au large du Maroc. À la tentative suivante, il a atteint les côtes du Maroc avant d’être stoppé par le mauvais temps et de rebrousser chemin. Finalement, il a pris la voie terrestre jusqu’aux rives libyennes de la Méditerranée, parcours durant lequel il a été vendu à deux reprises et a croupi 11 mois dans diverses prisons avant d’être rapatrié par l’OIM.

« J’ai vu qu’en Libye, la valeur des êtres humains, c’est trois fois rien. On marchandait la tête des êtres humains comme des cacahouètes […], on vendait les gens comme du bétail. »

— Ousmane Badji

Une quarantaine de témoignages comme le sien ont été regroupés dans un documentaire dont la bande sonore mêle français, anglais et langues locales. Les horreurs s’accumulent et se ressemblent, au point de rendre le visionnement presque oppressant. Pourtant, durant la projection du 12 novembre, tous sont demeurés très attentifs, éteignant même leur téléphone portable.

Par la suite, trois migrants de retour ont animé une discussion durant laquelle ils ont à la fois lancé des pistes de réflexion et répondu aux interrogations du public, choqué par ce qu’il venait de voir et d’entendre. « Avant, je ne croyais pas ce qu’on me racontait, mais aujourd’hui j’ai vu, donc ça m’a beaucoup réveillé », a résumé l’un d’eux.

La poignée de participants questionnés à la sortie se sont dits « conscientisés et mieux informés ». Même si la plupart souhaitaient encore partir, la voie irrégulière n’était « plus une option envisageable ».

Bientôt sept pays d’action  ?

L’automne dernier, 36 projections-débats semblables se sont tenues au Sénégal et « plus de 1200 personnes » y ont assisté, selon l’OIM. En décembre, l’organisation a soumis une demande à son bailleur de fonds – le ministère des Affaires étrangères néerlandais – pour le financement de la phase 2 de MaM. Celle-ci étendrait le programme à quatre pays voisins : la Côte d’Ivoire, la Gambie, la Sierra Leone et le Liberia. Parallèlement, la phase expérimentale d’une version moyen-orientale du programme a débuté en décembre avec la publication de témoignages vidéo de migrants de retour en Irak et en Afghanistan.

L’OIM travaille également à regrouper les témoignages dans une vidéothèque en ligne, qui devrait être accessible à tous « durant la deuxième moitié de février ». « Nous avons près de 1000 migrants de retour interviewés et plus de 10 000 vidéos enregistrées, a énuméré Mme Cordato. Nous avons publié un peu plus de 100 vidéos et comptons publier un autre lot de 100 [en février]. »

Quant à Elmas, il attend depuis plusieurs mois des nouvelles de l’ambassade du Canada. Selon le recensement de 2016, plus de 7500 Sénégalais sont établis au pays, la très grande majorité au Québec. « Mon dossier avance ; j’avais tout préparé les papiers et même ouvert un compte bancaire à la RBC, nous a confié l’étudiant dakarois en novembre. Je suis patient. Je sais que le moment venu, j’irai, Inch’Allah. »

Asile politique

Ottawa tente de rétablir les faits 

À la suite de l’afflux de demandeurs d’asile entrés au Canada de manière irrégulière en 2017, notamment par le chemin Roxham au Québec, Ottawa a multiplié les campagnes visant à informer les migrants sur leurs chances réelles d’obtenir l’asile politique au Canada. L’une des premières initiatives remonte à août 2017, au plus fort de la vague migratoire, alors que le député libéral Emmanuel Dubourg s’était rendu à Miami pour « mieux faire connaître le système d’asile politique canadien » auprès de la communauté haïtienne en Floride. Le mois suivant, Pablo Rodriguez, actuellement ministre du Patrimoine canadien, s’est rendu à son tour à Los Angeles pour « contrer les campagnes de désinformation », s’adressant cette fois aux communautés latino-américaines. De telles rencontres ont eu lieu tout au cours de l’année 2018, tant à l’étranger (notamment au Nigeria, l’un des principaux pays d’origine de demandeurs d’asile) qu’auprès de différentes communautés établies au Canada. En plus de ces rencontres personnelles, le gouvernement canadien a lancé des campagnes de publicité ciblées, notamment en Colombie et au Nigeria. « Jusqu’à maintenant, les efforts de sensibilisation ont porté leurs fruits et ont été bien accueillis dans les communautés avec lesquelles nous avons pris contact », affirme une porte-parole du ministère de l’Immigration, Nancy Caron. — Agnès Gruda, La Presse

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.