Le poids de la solitude

Toxique solitude

Sur la place Bourget, au centre-ville de Joliette, Monique Gélineau, 66 ans, offre des câlins gratuits aux passants deux fois par mois. Lors de notre passage, en octobre, certains faisaient la file pour recevoir une accolade. « J’ose croire que ça leur fait du bien », lance l’enseignante à la retraite. Dans ses bras, un homme de 40 ans a déjà fondu en larmes. « Je me sens tellement seul », lui avait-il confié. Elle l’a longuement bercé.

Les câlins gratuits, aussi nombreux et chaleureux soient-ils, ne font pas le poids devant la rapide progression de la solitude, constatée ici comme ailleurs. De plus en plus de personnes subissent l’isolement social, se sentent seules.

Le tiers des ménages québécois est aujourd’hui composé de personnes seules ; c’est trois fois plus que dans les années 50. Au Québec, une personne sur douze dit n’entretenir aucune relation d’amitié. Un aîné sur cinq n’a aucun ami proche, selon un rapport de l’Institut de la statistique du Québec diffusé en septembre 2016.

« Les CHSLD sont remplis de gens qui ne reçoivent plus aucune visite. Ils n’ont personne. C’est comme s’ils étaient morts avant de mourir. »

— Caroline Sauriol, directrice générale de l’organisme Les Petits Frères

« On sait que les échanges entre le personnel et les résidants durent en moyenne deux minutes. C’est courtois, gentil, mais ça n’a rien à voir avec l’amitié. »

Même en présence d’un réseau social élargi, les jeunes ne sont pas épargnés par la solitude, révèle un récent sondage du National College Health Assessment réalisé auprès de 43 000 étudiants canadiens. Les résultats diffusés en septembre 2016 sont éloquents : deux étudiants sur trois disent s’être sentis très seuls dans la dernière année, dont près du tiers (29,9 %) dans les deux semaines précédant le sondage.

« Chez les jeunes qui nous appellent, la solitude est taboue, très souffrante. Ils la nomment difficilement, explique Élyse Huot, intervenante chez Tel-jeunes. Ils se sentent seuls quand ils sont exclus à l’école, mais aussi quand ils ne correspondent pas à l’image attendue de l’ado cool entouré de dizaines d’amis et populaire sur Facebook. »

« La solitude est un sentiment crucial de notre époque, elle atteint tout le monde. Nous sommes tous à risque de basculer dans cet état. Les supports collectifs, comme la famille ou le village, s’effritent. De plus en plus, on traverse les épreuves seuls », indique Marie-Chantal Doucet, professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal.

« Dans les pays occidentaux, entre 5 % et 15 % de la population vit un sentiment de solitude profond. La tendance reste stable depuis 50 ans. Par contre, le sentiment de solitude modéré, occasionnel, a tendance à augmenter, tout comme le temps passé seul », souligne le sociologue Marc-André Delisle, chargé de cours à l’Université du Québec à Chicoutimi et auteur du livre République du silence : Solitude et vieillissement.

Comme la cigarette

Le phénomène – que certains observateurs n’hésitent pas à qualifier d’épidémie – est d’autant plus inquiétant que, selon les plus récentes découvertes, le sentiment de solitude est aussi toxique que la cigarette, aussi néfaste que l’obésité. Ses effets physiologiques sont de mieux en mieux compris.

« L’isolement social et l’ennui sont associés à une hausse du risque d’infarctus de 29 % et à une hausse du risque d’AVC de 32 % », indique le Dr Martin Juneau, cardiologue et directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal. Il cite les résultats d’une étude de l’Université York publiés en décembre 2015 dans The Lancet.

Directeur du Centre de neurosciences cognitives et sociales de l’Université de Chicago, John T. Cacioppo documente les effets de la solitude sur la santé depuis plusieurs années.

« La solitude chronique a plusieurs effets délétères sur le cerveau et le corps. Elle augmente les risques de mourir d’une maladie cardiaque, de diabète, de cancer, de maladies infectieuses, et les risques de décès par accident et suicide. »

— John T. Cacioppo, directeur du Centre de neurosciences cognitives et sociales de l’Université de Chicago

Le chercheur a récemment montré qu’un sentiment régulier de solitude accroît le risque de mort prématurée de 14 %.

Quand le cerveau interprète la solitude comme une menace, le système métabolique s’active, résume M. Cacioppo dans un entretien par courriel. « Le cerveau est en mode protection. Chez les jeunes adultes, on voit une augmentation de la résistance vasculaire en raison d’une hypervigilance. » Le taux de cortisol est augmenté le matin ; le sommeil est fragmenté, moins réparateur. « On a même remarqué une modification dans l’expression génétique des globules blancs, exagérant la réponse inflammatoire. »

« En santé publique, on remarque également que les personnes isolées sont moins enclines à adopter ou maintenir de saines habitudes de vie, comme l’abandon du tabagisme et la pratique d’activités physiques. Les aînés sont aussi plus à risque de maltraitance », affirme André Tourigny, médecin-conseil à l’Institut national de santé publique du Québec.

Plus notre réseau social est pauvre, moins notre satisfaction envers la vie est grande. « Au-delà de toutes les causes biologiques, le facteur le plus important pour prédire l’espérance de vie est le support social, précise le Dr Juneau. C’est associé au sentiment de bonheur, à la survie, à l’absence de dépression. C’est aujourd’hui très bien documenté, mais ça passe complètement sous le radar. Il n’y a pas de lobby des personnes seules. »

« Les risques sont bien réels, mais ils ne sont pas encore assez connus dans la pratique médicale et au sein de la population », confirme le Dr Tourigny, directeur de l’Institut sur le vieillissement et la participation sociale des aînés de l’Université Laval. « Être isolé socialement, c’est aussi dommageable que d’être sédentaire. Pourtant, on en parle très peu. »

Pas d’action concertée

Aussi, il n’existe aucune initiative à grande échelle pour contrer ce problème au Québec. Parce qu’on ne saisit pas encore tous les coûts associés à l’isolement social et parce que le sujet est déconcertant, avance-t-on.

« La solitude des aînés n’est pas agréable à contempler pour les gens jeunes et actifs, pris dans leur tourbillon quotidien. On devrait ouvrir les yeux, se mobiliser. C’est une situation inacceptable qu’on doit changer. »

— Caroline Sauriol, directrice des Petits Frères

« Il se fait beaucoup de choses à petite échelle, ici et là, mais il n’y a aucune action concertée. À petits pas, on tente de faire avancer les choses », indique le Dr Tourigny. Il chapeaute un nouveau projet-pilote. Le Collectif aînés isolement social – Ville de Québec, financé par le gouvernement fédéral, regroupe des organismes qui ont pour objectif (sur trois ans) de réduire de 24 % la proportion de personnes aînées de 65 ans et plus qui sont isolées socialement, dans les quartiers défavorisés.

Il faut d’abord changer les mentalités chez les aînés et les intervenants, selon le Dr Tourigny. « L’isolement n’est pas une fatalité qui vient avec l’âge. On peut intervenir. Il faut créer des environnements favorables à la création d’interactions, à l’entraide, à l’implication des aînés. Il faut avoir une vision positive du vieillissement en combattant l’âgisme. »

« L’humain a survécu et évolué en se regroupant pour assurer protection mutuelle et assistance à chacun. Se sentir seul n’est pas que triste, c’est dangereux, insiste M. Cacioppo. Il faut agir. »

Le poids de la solitude

Combler le vide

Ami à louer

Au Québec, des centaines de personnes s’affichent comme « ami à louer » dans le catalogue en ligne de Rentafriend.com. Pour prendre un verre, jouer au scrabble ou assister à un mariage. Le prix varie selon l’ami loué et les besoins.

Des câlins professionnels

Des services professionnels de câlins ont vu le jour il y a quelques années. À Montréal, l’entreprise cuddleme.ca offre des séances de câlins pour 90 $/h (tout contact sexuel est interdit, précise-t-on). L’application Spoonr favorise plutôt les rencontres gratuites entre personnes en quête d’un câlin amical.

Ne plus marcher seul

À court de revenus, le comédien Chuck McCarthy a décidé d’offrir ses services comme compagnon de marche à Los Angeles. Son tarif : 5 $ par kilomètre. L’engouement est tel qu’il a dû rapidement se bâtir une équipe !

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