Médias

Le pari fou des nouveaux magazines

Faut-il être un peu fou pour lancer un magazine aujourd’hui ? Dans une industrie qu’on dit en mauvaise santé, on voit apparaître une nouvelle génération de publications haut de gamme, plus chères et très nichées. Tour d’horizon.

On les appelle les mooks, ou encore les bookzines. Croisement entre le livre et le magazine, ces publications attirent le regard en librairie : graphisme léché, superbes photos imprimées sur un papier de qualité. De Dînette à Caribou en passant par Nouveau Projet, LSTW ou Trois fois par jour, la nouvelle génération de magazines québécois se distingue de plusieurs manières : un prix de vente plus élevé, moins de publications par année et un lectorat très niché.

Ces magazines ne cherchent pas nécessairement à plaire au plus grand nombre, ils s’adressent davantage à de petites communautés qui partagent les mêmes valeurs ou les mêmes intérêts. Et dans tous les cas, ils ont fait le choix du papier malgré l’engouement pour le numérique et la mobilité.

« On observe définitivement une tendance vers le papier, confirme Arnaud Granata, président et éditeur d’Infopresse. Les gens veulent posséder l’objet, le consulter. C’est une tendance qui a été initiée par Tyler Brûlé avec Monocle. Je comparerais ça à l’engouement pour le vinyle dans le domaine du disque. C’est niché et ça s’adresse à des gens qui sont prêts à payer plus cher pour posséder un bel objet. »

Pour produire son magazine, Planète F – webzine créé il y a trois ans et qui parle de vie familiale et de parentalité – travaille avec Cervidés Média, la boîte de production qui fabrique déjà la très belle publication d’actualité culinaire Caribou. « Dans mes rêves les plus fous, j’ai toujours voulu lancer un magazine, confie l’éditrice, Mariève Paradis, qui lancera son premier numéro à la mi-mai. Il y a plusieurs façons de consommer des contenus, et nous voulons nous adapter à nos différents publics. On veut aussi être présents dans les salles d’attente, les bibliothèques. »

« On parle beaucoup de déconnexion ces temps-ci, les gens travaillent devant un écran, on veut leur offrir le choix de ne pas être branché. Et le papier a encore de la crédibilité. »

— Mariève Paradis, éditrice de Planète F

De nouveaux modèles d’affaires

Du plus ancien, Nouveau Projet, au petit dernier, Planète F, les publications qui voient le jour depuis quelques années sont toutes des projets indépendants soutenus par des équipes réduites qui portent leur publication à bout de bras. Dans tous les cas, ces éditeurs ont dû inventer un modèle d’affaires qui assurerait la survie financière de leur bébé, car la publicité n’est plus la vache à lait qu’elle a déjà été.

« L’industrie se porte mal même si on lit plus de magazines au Québec que dans le reste du pays, et même si le lectorat a augmenté de 3 % l’an dernier, note Arnaud Granata. La migration des comptes publicitaires vers d’autres plateformes a fait très mal aux magazines. »

« On va se le dire, à 100 000 $ par numéro, Nouveau Projet n’est pas rentable, et je ne pense pas qu’il le sera un jour. On est toujours en développement d’affaires pour aller chercher des sous. »

— Nicolas Langelier, éditeur de Nouveau Projet

Ainsi, en plus d’éditer des essais et des textes de théâtre, Atelier 10, un peu comme le Monocle de Tyler Brûlé, tient une petite boutique qui a pignon sur la rue Beaubien et où on peut se procurer les publications de la maison ainsi que des beaux objets triés sur le volet. La maison d’édition produit aussi des contenus sur mesure : elle a réalisé le très beau magazine de plein air Beside ainsi que le magazine multiplateforme À nous Montréal, produit par la Ville de Montréal. Parmi les projets de Nicolas Langelier, il y a l’organisation d’événements en lien avec la mission du magazine (réflexion, échange d’idées), le développement de nouvelles baladodiffusions et la production de contenus télé.

C’est une approche semblable que privilégie Florence Gagnon, présidente et fondatrice de Lez Spread the Word (LSTW), une boîte de production de contenus qui s’adresse à la communauté lesbienne, ici comme à l’international. « Le Canada est un des meilleurs pays pour la communauté LGBT, et on voulait miser là-dessus », explique la jeune femme qui a produit la websérie Féminin/féminin réalisée par Chloé Robichaud et qui organise des soirées dans des bars montréalais qui attirent entre 1000 et 2000 personnes chaque fois. LSTW – qui a également développé une bière, la #12, en collaboration avec la brasserie Harricana – a lancé son premier magazine en novembre dernier. C’est Tegan and Sara qui orne la couverture du premier numéro de cette superbe publication bilingue tirée à 2000 exemplaires et distribuée dans 15 villes en Amérique du Nord et en Europe.

Des lecteurs engagés

Ces magazines nouveau genre ont un autre point en commun : ils peuvent tous compter sur une « communauté », un groupe d’individus plus engagés que de simples lecteurs qui sont prêts à payer plus cher pour soutenir une publication à laquelle ils s’identifient. « C’est presque devenu des clubs », remarque Arnaud Granata d’Infopresse.

Chez Planète F, une campagne de sociofinancement a permis jusqu’ici d’amasser 7000 $ (la campagne se termine mardi) pour pouvoir produire le premier numéro. « On aurait voulu lancer le magazine avant, souligne Mariève Paradis, mais je n’avais pas les reins assez solides. Et pour bénéficier des subventions de Patrimoine Canada, il faut exister depuis au moins deux ans. On a revu notre modèle d’affaires et développé des projets en collaboration avec d’autres médias indépendants. Aujourd’hui, Planète F emploie quatre personnes, en plus de pouvoir compter sur une cinquantaine de collaborateurs. »

Autre exemple d’engagement : le magazine Véganes, lancé en 2015 sous le nom de Versus, est produit par une équipe de bénévoles qui défend la cause végétalienne. « Nous travaillons sur le magazine dans nos temps libres », explique Martin Gibert, docteur en philosophie et auteur du livre Voir son steak comme un animal mort : véganisme et psychologie morale, paru chez Lux en 2015. La publication militante, créée par un photographe et une designer graphique, vient de signer une entente avec la maison d’édition française La Plage pour être distribuée en Europe. Comme quoi la communauté d’un magazine se définit davantage par des intérêts en commun que par des limites géographiques.

Maman pour la vie

Du web au papier

Jeudi dernier, la boîte de production de Louis Morissette a lancé son troisième magazine, Maman pour la vie. Avant de se décliner sur papier, Maman pour la vie est un site web, « le plus populaire auprès des femmes âgées de 25 à 37 ans », précise Sophie Banford, éditrice et directrice générale de KO Média, qui publie aussi Véro et Cuisine futée.

Il y aura bientôt deux ans, à la surprise générale, Sophie Banford quittait son poste d’éditrice et rédactrice en chef de Châtelaine et Loulou, chez Rogers Media, pour aller relancer le magazine Véro avec Louis Morissette et Véronique Cloutier. Huit numéros plus tard, elle se félicite de sa décision. « Le petit côté start-up m’intéressait, explique-t-elle. Chez Rogers, ça prenait trois semaines juste pour sortir un communiqué. Il fallait l’envoyer le faire traduire à Toronto et expliquer toutes nos décisions à des gens qui ne connaissaient pas le Québec. J’aime la flexibilité et la rapidité d’action que j’ai ici. »

Contrairement aux magazines à succès comme Ricardo et Coup de pouce, qui misent d’abord sur la publicité et les abonnements, Véro mise sur les ventes en kiosque. « Nous avons le ratio publicité/éditorial le plus bas de tous les magazines où j’ai travaillé, souligne Sophie Banford. Et si on augmente la proportion de publicité dans un numéro, on va augmenter le nombre d’articles aussi. Ainsi, on peut vendre notre espace plus cher. »

La stratégie semble fonctionner. Avec 60 000 exemplaires en moyenne par numéro, Véro est le titre le plus vendu en kiosque. Quant au premier numéro de Cuisine futée (un produit dérivé de l’émission Cuisine futée, parents pressés, produite et animée par Alexandra Diaz et Geneviève O’Gleman), il s’est vendu à 85 000 exemplaires, après être allé trois fois en réimpression. Les 50 000 premiers numéros se sont envolés en 24 heures…

« On a battu notre propre record, affirme Sophie Banford, qui précise que KO Média n’a pas de plan d’affaires précis. On s’associe à des marques qui vont bien, on n’a pas la science infuse. On mise sur des contenus de qualité, et je crois que les gens ont un intérêt pour ça. »

— Nathalie Collard, La Presse

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.