Opinion Jocelyn Coulon

Affaire Khashoggi
MBS, notre « salaud »

Un jour qu’on lui rapportait les atrocités commises par un dictateur centraméricain, le président Franklin Roosevelt répondit : « C’est peut-être un salaud, mais c’est notre salaud. »

À cette époque, dans les années 30, les États-Unis ne se préoccupaient guère des droits de la personne dans les pays du Sud. Ils appuyaient des hommes à leur service et fermaient les yeux sur ce qu’ils faisaient dans leur pays.

Depuis, les États-Unis ont rarement dévié de cette position politique lorsque leurs intérêts étaient en jeu. Ils ont certes joué un grand rôle, avec leurs alliés, dans l’élargissement du cercle des démocraties et des libertés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas contestable. Mais avec Donald Trump et sa doctrine de « l’Amérique d’abord », le naturel revient au galop.

L’appui des États-Unis

Mardi, le président américain a décidé de ne pas lâcher le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, celui qu’on surnomme MBS, malgré les conclusions accablantes d’un rapport de la CIA où l’agence de renseignement estime qu’il a ordonné l’assassinat du dissident saoudien Jamal Khashoggi. Le président américain attendait ce rapport afin de déterminer la position de Washington dans cette affaire.

En fait, l’administration Trump était au courant dès le lendemain du meurtre, le 2 octobre, de ce qui s’était passé dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Les services de renseignements turcs ont fourni l’essentiel des informations sur le meurtre, ses exécutants et ses commanditaires.

Dès lors, Washington cherchait simplement à gagner du temps afin de permettre à Riyad de formuler une explication plausible à ce méfait.

L’Arabie saoudite n’a jamais été en mesure de produire cette explication. Toutes les versions avancées s’adaptaient aux circonstances du moment, comme si Riyad testait l’eau. Chaque fois, elles se sont effondrées. Le rapport de la CIA vient mettre un point final à cette danse de Saint-Guy et corroborer la version que nous avons tous lue dans les médias.

Comme Roosevelt, Trump refuse de sanctionner son « salaud ». Avec son habituel bagout, le président ne nie plus l’implication de MBS, mais il ne la confirme pas. Il a plutôt mis l’accent sur le lien inébranlable avec l’Arabie saoudite, au-delà des hommes. Mais personne n’est dupe. Dans ce pays, comme dans bien d’autres dictatures, les liens sont avec le maître des lieux.

C’est vrai, la relation entre Washington et Riyad est stratégique et, d’une certaine façon, incontournable. Toutefois, les raisons invoquées par Trump pour la maintenir à tout prix – l’achat d’armes et la création d’emplois, l’endiguement de l’Iran – relèvent de la pensée magique. Le fameux contrat de 110 milliards permettant la création de dizaines de milliers d’emplois dont il parle tant se réduit pour l’instant à 14 milliards, et la menace de voir la Russie et la Chine remplacer les États-Unis dans ce domaine est une farce. L’armée saoudienne est trop bien intégrée au dispositif américain depuis un demi-siècle pour changer subitement de partenaire et d’équipements.

Et cette armée, goinfrée de chars, d’armes et d’avions occidentaux, est incapable de vaincre depuis trois ans une rébellion moyenâgeuse au Yémen ou de faire face à l’Iran en Syrie.

La seule véritable utilité de l’Arabie saoudite est son influence dans la fixation des cours du pétrole.

Et, ici, Riyad joue les malins avec Washington. Les observateurs semblent avoir oublié la visite exceptionnelle du roi à Moscou l’an dernier, première visite d’un souverain saoudien en Russie depuis la création du pays en 1932. Lui et Vladimir Poutine ont discuté de la Syrie et de l’Iran, mais surtout de la stabilité des prix du pétrole, ce qui, à Washington, ne passe pas, d’où les incessants tweets de Trump demandant à Riyad de baisser les prix.

Il n’y aura donc pas de punition contre MBS même si on apprenait hier que des féministes saoudiennes, dont l’arrestation cet été avait provoqué un incident entre Ottawa et Riyad, ont été battues et torturées. Trump vient d’accorder un permis de tuer à MBS et ce n’est pas le sort de quelques féministes qui va changer cette donne. Au contraire. Trump vient plutôt d’envoyer le message à tous les MBS du monde que la saison de la chasse aux opposants est ouverte et que Washington laissera faire.

Quelle sera la réaction des autres démocraties ? On le saura dans quelques jours. Riyad a confirmé la présence du prince héritier au sommet du G20 en Argentine le 30 novembre. On verra alors si le « beau » monde, celui qui s’indigne du meurtre du dissident tout en nageant depuis 40 ans dans l’argent des Saoudiens, en fera aussi son « salaud ».

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.