Vague de dénonciations à l’UQAM

Le printemps érable, genèse de la colère 

Militante engagée, Florence* garde un goût amer de la grève étudiante de 2012. Non pas de la mobilisation elle-même, mais d’un incident qui la marquera à jamais. Durant l’occupation d’un édifice, un militant a conduit la jeune femme à l’écart du groupe. Dès qu’ils ont été hors de vue, il l’a plaquée violemment contre un mur, l’a embrassée et lui a fait des attouchements sexuels. Ébranlée, figée, elle a mis quelques minutes avant de se dégager. Elle a ensuite rejoint le groupe, mine de rien. Pendant un an, elle a gardé le silence. Comme l’auraient fait plusieurs militantes, a-t-on appris.

Mobilisation sans précédent au Québec, le « printemps érable » a été le théâtre de manifestations monstres, de confrontations musclées avec la police, de piquet de grève, d’occupations diverses, de concerts de casseroles, mais également de nombreuses agressions à caractère sexuel, selon de nombreuses sources.

« Il a été montré que, lors des moments de lutte, il y a toujours plus de cas de harcèlement et d’agression sexuelle. Les militants sont toujours ensemble, ils vivent des émotions fortes, ils se retrouvent dans les partys. Les limites deviennent floues, les conditions sont plus propices aux dérapages », indique Katherine Ruault, militante féministe et ancienne secrétaire à la coordination de l’ASSÉ. Candidate à la maîtrise en travail social à l’UQAM, elle prépare un mémoire sur le sexisme dans les organisations mixtes.

« Ce qui semble nouveau avec la grève de 2012, c’est l’importance du nombre de dénonciations. Selon mes recherches, ça ne s’était jamais vu. On dirait que les femmes ont finalement osé dénoncer malgré l’important capital politique de certains agresseurs qui sévissaient depuis longtemps. »

— Katherine Ruault, militante féministe

Camille Robert, une des porte-parole de la CLASSE en 2012, a été saisie par l’ampleur du phénomène. « Ma première réaction, ç’a été un gros choc. Je réalisais soudainement que, même dans le milieu progressiste, on n’est pas à l’abri de la "culture du viol". Parmi les gars qui luttent à nos côtés et qui disent partager nos idées féministes, certains n’appliquent pas ces principes dans leur vie intime, se désole-t-elle. Même dans les milieux militants, communautaires et syndicaux, on n’échappe pas aux dynamiques qui affligent le reste de la société. »

UNE PREMIÈRE VAGUE

À l’automne 2012, alors que les étudiants retournaient, vannés, sur les bancs d’école après des mois de mobilisation, les premières dénonciations de militants connus ont émergé. Peu nombreuses, elles ont tout de même donné lieu à une journée de réflexion au sein du milieu étudiant et à l’exclusion volontaire des personnes visées, sans grands remous.

La priorité était plutôt de panser les blessures, refaire le plein d’énergie et surtout rebâtir les troupes. « La fin de la grève a été difficile pour tous, mais surtout pour les femmes, indique Katherine Ruault. Après avoir fait leur show, les hommes ont quitté l’organisation et les femmes ont dû tenir le fort. Il y a eu beaucoup d’épuisement. Ça a pris un an avant qu’elles reprennent confiance et qu’elles dénoncent. »

Et là, ç’a été la vague. À l’automne 2013, le milieu militant étudiant aurait été submergé de dénonciations. Des dizaines et des dizaines, ont rapporté plusieurs militantes. Rapidement, le bouche-à-oreille a fait place à la diffusion de dénonciations sur les réseaux sociaux. D’abord sur des pages personnelles. Puis, le collectif Alerta Feminista est né et a créé une plate-forme de dénonciations anonymes, accélérant et amplifiant le mouvement qui a fait boule de neige. 

Si ces dénonciations suivent le printemps érable, elles s’inscrivent néanmoins dans un contexte social particulier, selon Martine Delvaux, professeure de littérature des femmes et de théories féministes à l’UQAM. Elle est l’organisatrice du colloque « Sexe, amour et pouvoir : il était une fois à l’université… » présenté à l’UQAM en novembre. 

« Ce n’est pas un effet de mode. Il y a un ras-le-bol généralisé, les femmes en ont assez et dénoncent. C’est vrai dans les universités, à la colline parlementaire, en Inde, en France. On a vu l’affaire Ghomeshi, Bill Cosby… Il se crée un espace sécuritaire où il est possible de dire et de penser qu’on va nous croire. »

— Martine Delvaux, professeure de l’UQAM

Au Comité femmes de l’ASSÉ, on confirme « que la communauté étudiante a été touchée par plusieurs vagues de dénonciations dernièrement ». Même son de cloche du côté du Centre des femmes de l’UQAM.

Interrogé sur la question, l’ancien leader étudiant Gabriel Nadeau-Dubois s’est fait laconique. « Le mouvement étudiant ne vit pas dans une bulle. Nous vivons dans une société où il y a du sexisme et des agressions sexuelles, alors il serait naïf de prétendre que le milieu universitaire et étudiant fasse exception. »

Selon Valérie, ancienne militante de l’AFESH-UQAM, il ne faut pas croire que le milieu est gangréné par les agressions à caractère sexuel. Au contraire. « Ça paraît épouvantable parce que, contrairement à certaines institutions qui mettent le couvercle et étouffent le problème, on met le doigt sur le bobo et on s’en occupe, insiste-t-elle. Ça nous fait mal, ça touche le milieu dans lequel on milite, on se connaît tous. On a des amis parmi les agresseurs et parmi les "survivantes" [victimes d’agression sexuelle]. Mais on s’efforce de travailler ensemble à une prise de conscience collective. »

JUSTICE TRANSFORMATRICE

Les dénonciations par l’entremise d’Alerta Feminista, et plus récemment, des Hystériques, mènent rarement à la police. On opte le plus souvent pour une confrontation privée ou pour la « justice transformatrice », un processus alternatif au système judiciaire. La parole de la présumée victime n’est jamais remise en cause. Selon ses volontés et les recommandations d’un comité, certaines conditions sont imposées à l’agresseur. Il peut s’agir de lectures sur le consentement, de l’exclusion d’événements ou du groupe, etc.

« Nous sommes dans une culture militante où on n’a confiance ni en la justice ni en la police », indique Marilou* qui se décrit comme une « alliée de survivantes ». « Notre rôle, c’est d’écouter la "survivante" et de respecter son choix. Il faut savoir qu’avant de faire une dénonciation publique, la "survivante" a souvent fait plusieurs actions qui se voulaient moins fortes et que ç’a été un échec. Lorsque les agresseurs sont de mauvaise foi ou qu’ils sont en position d’autorité, ça devient nécessaire. Mais on ne dénonce jamais à la légère. »

Le retour du bâton peut être brutal. « Beaucoup de courage et un bon réseau d’appui sont nécessaires pour dénoncer publiquement ces violences sexuelles à l’intérieur de la grande famille qu’est le mouvement étudiant. Celles qui osent le faire sont d’une manière ou d’une autre accusées de miner le projet "familial" », écrit la militante engagée Camille Tremblay-Fournier dans le livre Les femmes changent la lutte. Elle évoque les premières dénonciations comme « une onde de choc ».

Des leaders étudiants ont refusé nos demandes d’entrevue sur le sujet. Sous le couvert de l’anonymat, des acteurs du milieu parlent néanmoins d’une « exagération en raison de réseaux sociaux qui laisse croire à tort en une crise ou un fléau de viols dans le mouvement étudiant ». Selon un ancien militant influent, il s’agirait plutôt d’un enjeu très localisé. « Ces dénonciations et cette logique de tribunaux populaires sont le fait d’une poignée restreinte d’anarchistes d’une extrême gauche très montréalaise, très "uqamienne", qui refuse par principe de collaborer avec les forces policières et les tribunaux. »

À la Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal (FAECUM), rien de tel n’a été observé ou rapporté, selon un ancien représentant. « Il serait faux de penser que ça affecte le mouvement étudiant en général. » 

« Il ne faut pas oublier que la majorité des agressions sexuelles ne sont pas dénoncées et ce serait prétentieux de croire qu’il en va autrement dans le milieu étudiant, rappelle-t-on au Comité femmes de l’ASSÉ. Il faut plutôt se poser la question à savoir pourquoi les femmes ne se sentent pas à l’aise de dénoncer. »

« Très peu de femmes portent plainte », confirme l’avocate Louise Langevin, professeure de droit à l’Université Laval et experte en matière de violence faite aux femmes. « Quand une victime parle, d’autant plus si elle est connue, d’autres sortent de l’ombre. Ça crée un effet de groupe, un sentiment de solidarité. On l’a vu à l’époque avec l’affaire Nathalie Simard. Si les femmes préfèrent aujourd’hui dénoncer sur Facebook, ça témoigne d’une perte de confiance dans le système de justice. Le processus criminel a fait des progrès à l’égard des femmes. Mais ce n’est pas assez. »

Malgré ce qu’elle a vécu, Florence sera de la prochaine grande mobilisation contre l’austérité prévue au printemps 2015. Dans les rangs militants, les préparatifs vont déjà bon train. « Au-delà de la lutte contre l’austérité, mon souhait serait que ça fonctionne au plan émotif entre les militants, que l’on prenne soin les uns des autres. »

*Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat.

Qu’est-ce qu’une agression sexuelle ? 

Selon le Code criminel canadien (articles 271, 272, 273), il existe trois degrés de gravité d’agression sexuelle : agression sexuelle simple (article 271) ; agression sexuelle armée, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles (article 272) ; et agression sexuelle grave (article 273), qui blesse, mutile ou défigure la victime ou met sa vie en danger. « S’il y a absence de consentement, toucher les fesses ou un sein est une agression sexuelle. Au Canada, il ne s’agit pas d’une définition étroite où ça prend nécessairement violence physique ou pénétration », indique l’avocate Louise Langevin. 

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