Opinion 

Éloge de la lumière au temps des dinosaures*

Difficile, quand les nouvelles voyagent à la vitesse de la lumière, de garder le silence sur des noirceurs que l’on connaît trop bien. Le producteur américain Harvey Weinstein vient de l’apprendre, alors que le New York Times et le New Yorker exposaient il y a quelques jours les accusations contre lui dans des enquêtes retentissantes, entraînant dans leur sillon une pluie de dévoilements. Tout finit par se savoir, même si vous achetez le silence des victimes en argent ou en menaces. Lui qui était si « puissant » voit sa carrière s’effondrer parce que des femmes l’ont dénoncé.

Des femmes qui, devenues matures et, elles aussi, puissantes, ont contribué à équilibrer les forces en présence. Devant le pouvoir de Weinstein, les accusations de viol, révélations et témoignages d’employées de la Weinstein Company, d’actrices comme Ashley Judd, Angelina Jolie, Gwyneth Paltrow, Rosanna Arquette, et bien d’autres célébrités, ont fait le poids. Plus elles tissent de liens, plus les femmes gagnent du pouvoir. Ce qui arrive à cet homme en est la parfaite illustration. Bien sûr, ces actrices sont pour la plupart privilégiées, mais l’addition de leurs paroles fait leur force qui, espérons-le, rejaillira sur toutes les femmes.

Les grains de sable

Car, comme l’ont démontré les affaires Jian Ghomeshi, Bill Cosby ou les scandales des Forces armées canadiennes, pour ne citer qu’eux, les dénonciations, ici comme ailleurs, s’accumulent. Rappelons-nous #agressionnondenoncee, un moment phare des dernières années.

Par leurs révélations, les femmes réussissent à mettre du sable dans l’engrenage d’une machine qui broie les filles. Car c’est ainsi qu’il faut concevoir une partie de notre culture : une machine qui fonctionne parce que toute la mécanique le permet, et qu’elle se nourrit d’une série de valeurs, parmi lesquelles la domination des hommes et une masculinité toxique. Exemple banal et emblématique : si un homme croit qu’il gagne en force et en pouvoir quand il démontre sa vision machiste des femmes (comme Trump dans un autobus), c’est parce qu’il sait qu’il en tirera un certain succès. Quand des collègues font des blagues vulgaires et sexistes entre eux, devant de jeunes femmes, en roulant des mécaniques, c’est qu’ils savent que les autres hommes les considéreront comme forts et puissants. Et ils diront évidemment que c’est juste des blagues, voyons mesdemoiselles, un peu d’humour. 

Les blagues et les insultes sexistes (bitch, pute, salope) dévoilent une culture misogyne, ferment d’un monde où l’on peut agresser les femmes en toute impunité. Je suis sûre que ce que je raconte dit quelque chose aux trois quarts de celles qui liront ce texte.

Or voilà, les temps changent. Et les femmes n’acceptent plus cette situation.

Plus elles le diront, plus la machine risque de se dérégler.

La deuxième chance

Dans sa lettre d’excuses envoyée au New York Times, Weinstein demande une deuxième chance. Il justifie sa conduite en évoquant le fait qu’il a grandi dans les années 60 et 70, et qu’au pays de Hugh Hefner, les choses étaient bien différentes. Parlez-en à Roman Polanski, qui doit être découragé de voir des femmes réaliser, une fois matures, que c’est peut-être bien ça qu’elles ont vécu et supporté : des agressions qui ont empoisonné leur vie.

La deuxième chance, c’est aussi l’argument de la réhabilitation du chanteur français Bertrand Cantat en une du magazine Les Inrockuptibles. Une réhabilitation sur un piédestal, voilà un privilège digne de cette machine qui broie les femmes.

Le pouvoir de la parole

Autour de moi, on n’en revient pas d’entendre cette déferlante d’histoires d’abus sexuels et d’agressions sur les femmes, sur les enfants, sur d’autres hommes, dans les familles, les milieux de travail, les institutions.

Ces dévoilements traduisent-ils un mouvement de fond ? Je l’espère de tout cœur.

Je ne verrai peut-être pas un monde où les femmes pourront vivre leur entière liberté sans avoir peur, sans changer de trottoir ou sans surveiller leur verre dans un bar.

Mais peut-être que dans quelques siècles, les gens parleront de notre ère comme d’un temps des ténèbres. Les enfants entendront des histoires sur une époque lointaine où on agressait les femmes en toute impunité, et ils n’en reviendront pas.

En attendant, nous devons tout mettre en œuvre pour que les victimes dénoncent encore et encore.

* Titre emprunté au roman de Virginie Lou, paru en 1997, aux éditions Actes Sud

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.