Au-delà des maux

Sortir du cadre

Au-delà des lits trop durs, du « manger » trop mou et de l’engorgement aux urgences, les hôpitaux et les centres de santé du Québec regorgent d’histoires heureuses, petites ou grandes. Deux fois par mois, La Presse passe une bonne nouvelle, une bonne action ou un dénouement heureux au scalpel. Cette semaine, 15 ans d’arts visuels dans les hôpitaux.

En 2001, Earl Pinchuk et son mari Gary Blair multiplient les allers-retours à l’hôpital Royal Victoria. Un proche atteint du sida, Yves, est sur le point de rendre son dernier souffle. À son chevet, les heures s’écoulent et un constat s’impose : le blanc des murs de la chambre, morne et immaculé, contraste avec la vie haute en couleur de leur ami artiste. « C’était tellement déprimant », se remémorent-ils de concert.

Au même moment, à 39 ans, Earl peine à refouler sa passion pour les arts visuels, et s’éloigne de l’entreprise familiale qui lui tricote un avenir douillet dans l’industrie textile. Ce qu’il préfère, ce sont les vernissages, les 5 à 7, les expositions à discuter des derniers coups de pinceau de Catherine Young Bates ou de Marc Séguin. Une année sabbatique lui permet enfin de travailler dans une galerie du Vieux-Montréal. Le hic ? Après les attentats du 11-Septembre, le marché de l’art se meurt, et nombre de toiles demeurent invendues. Quelques mois plus tôt, son ami Yves avait rendu son dernier souffle dans une chambre… triste à mourir.

Ici dans l’histoire, précisément, émerge l’idée d’une fondation qui ferait le pont entre tous ces couloirs, ces pièces et ces salles d’hôpitaux tristement dégarnis et toutes ces toiles lumineuses qui croupissent dans l’ombre. Pour concrétiser le projet, Earl profite de ses 40 ans. Du party, plutôt. « Pas de cadeaux, mais sortez vos carnets de chèques. »

Avec 8000 $ en poche, son conjoint et lui jetteront les bases de la Fondation de l’art pour la guérison, grâce à l’achat de reproductions qui viendront tapisser, en 2002, deux services de l’Hôpital de Montréal pour enfants. La réaction est immédiate. Patients, personnel et artistes témoignent de leur enchantement. La magie opère.

Quinze ans ont filé. Nous voilà en compagnie des « médecins de l’art » Earl Pinchuk et Gary Blair, à l’hôpital Mont-Sinaï, l’une des 76 institutions au Canada qui, grâce à la fondation, ont pu émailler leurs murs de quelque 10 500 tableaux. Des œuvres exclusivement originales depuis 2006. « Nous n’avons jamais sollicité les artistes, trop au fait de leurs conditions, dit fièrement Gary, qui travaille à temps plein dans les communications. C’est eux qui nous appellent, grâce aux expositions, à nos vernissages, au bouche-à-oreille. » Des universités, des collectionneurs et de riches héritiers figurent aussi parmi les donateurs, qui lèguent parfois des lots de centaines de toiles. Dans l’inventaire hospitalier québécois se distinguent ainsi des œuvres du peintre, romancier et cinéaste Marc Séguin, de la poète Hélène Dorion ou encore du défunt bédéiste Jacques Hurtubise.

L’art qui guérit

Earl et Gary énumèrent les nombreux bienfaits de la transformation des fades couloirs en modestes galeries d’art. Comme dans cet établissement de Côte-Saint-Luc où nous les avons rencontrés. « Souvent, dans les centres où la clientèle est âgée, on nous dit que des patients commencent à s’habiller lorsqu’ils sortent de leur chambre, plutôt que de rester dans leur chemise de nuit à longueur de journée, raconte Earl. D’autres se mettent à marcher dans les étages lorsque de nouvelles toiles y sont exposées. »

Un témoignage particulièrement marquant ? Une dame qui raconte que sa mère, souffrant d’alzheimer, est sortie d’un mutisme de six mois en voyant une œuvre sur papier dépeignant une scène montréalaise. « Elle aurait reconnu son école secondaire », raconte Earl. « Ce sont les dernières informations que contenait sa mémoire à long terme », ajoute Gary.

Les vertus de l’art visuel pour la santé des patients s’avèrent au fil des études. Le Journal of the Royal Society of Medicine en a recensé quelques-unes : diminution du stress en période de chimiothérapie, tolérance accrue à la douleur, meilleure perception de la qualité des soins. « Mais s’il y a une liste de dix choses à faire dans un hôpital, l’art est en onzième position », constate Earl. C’est pourquoi la fondation mise peu sur les dons en argent, qui servent à payer son salaire ainsi que certains frais d’installation et de transport.

« C’est déjà assez difficile de faire une collecte de fonds pour acheter du matériel médical traditionnel, alors imaginez convaincre les gens de donner de l’argent pour de l’art… »

— Gary Blair

La Fondation de l’art pour la guérison n’est qu’un intermédiaire. Les établissements de santé sont considérés comme différentes galeries d’un même et immense musée. Lorsqu’ils reçoivent des dons, Earl et Gary ciblent l’emplacement le plus pertinent selon la clientèle, les sensibilités de l’institution, la spécialité médicale et les besoins. Les fondations des hôpitaux deviennent propriétaires des œuvres léguées. Ce qui peut devenir une toute petite ombre au tableau. Qu’adviendra-t-il, par exemple, des toiles installées à l’hôpital Saint-Luc après sa destruction ? « Le nouveau CHUM a sa propre équipe, et nous sommes en discussion », dit Gary. Le groupe d’ingénierie SNC-Lavalin, responsable du projet, interdit par ailleurs que des clous soient plantés sur les murs du nouveau CUSM, soit la méthode d’installation privilégiée par la fondation.

Ces considérations restent toutefois bien secondaires pour Gary et Earl. Ce dernier se rappelle une entrevue accordée il y a 15 ans, presque jour pour jour. « Je disais que mon rêve, c’était que nous soyons un exemple partout au Québec et au Canada de ce qui est possible entre la créativité et la santé. » Aujourd’hui, son sourire est à l’image des milliers de tableaux qui expriment tant sans dire un mot.

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