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À la recherche des dernières granges rondes

On les comptait par dizaines il y a 100 ans ; on en compte moins de 10 aujourd’hui. Trésors d’architecture uniques des Cantons-de-l’Est, les granges rondes sont presque aussi difficiles à dénicher en 2018 qu’une aiguille dans une botte de foin. Mais elles méritent d’être admirées. Voici une virée dans les couleurs d’automne à saveur historique.

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Rares et fragiles

« Celle-ci s’est effondrée. Celle-ci aussi… »

Stanley Holmes soupire. Il tient dans ses mains une mosaïque de photos des dernières granges rondes répertoriées au Québec, réalisée en 2009. Il y en avait alors neuf. Depuis, deux d’entre elles ont disparu, démolies ou effondrées, emportant avec elles une parcelle de l’histoire des Cantons-de-l’Est.

Il ne reste donc que sept fermes rondes dans les Cantons-de-l’Est, dont cinq seulement sont accessibles au grand public. Stanley Holmes est l’un de ces propriétaires singuliers et sûrement le plus fier du lot. Sa grange, c’est son grand-père qui l’a construite en 1907 – avec l’aide d’un charpentier de Ways Mills, Willis Cramer. 

Stanley Holmes est né à l’ombre de la grange ronde, il y a joué des heures et des heures, gravé ses initiales sur une planche de bois près de l’entrée, comme l’avaient fait son père et son grand-père auparavant, comme le feront ses fils et ses filles après. Sa forme n’a rien de mystérieux pour lui, rien d’étonnant : « Quand j’étais petit, il y en avait au moins 15, mais je dirais plutôt 15, dans le voisinage. On appelait notre coin “le coin des granges rondes”, tellement il y en avait. » À la Société d’histoire de Sherbrooke, on estime qu’il y en aurait déjà eu près d’une centaine dans les environs !

Rarissimes au Québec et au Canada, les premières granges rondes ont été construites au début du XXe siècle dans un secteur restreint des Cantons-de-l’Est, limitrophe du Vermont, où elles avaient pris racine deux décennies plus tôt. On raconte souvent – même au bureau d’information touristique de Coaticook ! – qu’elles ont été conçues ainsi pour empêcher le diable de se cacher dans un coin. « C’est faux ! dit Michel Harnois, président de la Société d’histoire de Sherbrooke. Ce sont des considérations utilitaires qui ont motivé leur construction. »

Des avantages... et certains inconvénients

L’Américain Orson Fowler est généralement crédité de l’invention de la grange ronde, auteur d’un ouvrage en 1848 faisant du cercle la forme parfaite en architecture pour apporter joie et motivation au travail, mais ce sont les shakers (une secte dissidente des quakers qui voue un certain culte au cercle) qui la popularisèrent au Massachusetts, puis au Vermont à la fin du XIXe siècle.

« La grange ronde présentait beaucoup d’avantages », remarque Michel Harnois. Les vaches étaient placées dans des box disposés en cercle vers le centre du bâtiment où l’on pouvait facilement acheminer la nourriture, entreposée dans un silo qui communiquait avec l’étage supérieur à l’aide d’un système de trappes. Un moyen parmi d’autres de simplifier la tâche des agriculteurs à une époque où la mécanisation du travail agricole était pour ainsi dire inexistante.

« Il y avait une meilleure circulation d’air – un avantage pour la santé des bêtes – et plus de lumière naturelle, grâce aux nombreuses fenêtres autour de la grange. »

— Michel Harnois, président de la Société d’histoire de Sherbrooke

Le règne de la grange ronde sera toutefois de courte durée en Amérique du Nord : une vingtaine d’années tout au plus par région. La logique prend vite le dessus : on constate rapidement que le cercle est beaucoup moins propice aux agrandissements que le rectangle. Construire un édifice en cercle est aussi plus complexe : il faut payer les services d’un architecte ou d’un charpentier qualifié et prévoir plus de bois et des planches particulièrement longues de surcroît. Adoptées en 1905 au Québec, elles sont abandonnées dès le tournant des années 20.

La grange de Stanley Holmes est ainsi la dernière encore utilisée pour l’élevage des vaches. Celle de Mystic – plutôt dodécagonale – a été transformée en musée ; celle de Mansonville le sera bientôt. Celle de Baldwin Mills n’est plus utilisée depuis 2009. Son propriétaire vient de prendre sa retraite. Il a tout vendu et sa relève n’a pas davantage l’intention de s’en servir. « Ça coûte trop cher à entretenir, trop cher à restaurer », lance Robert Tremblay, devant sa grange ronde, l’une des plus grosses jamais construite (27 m de diamètre), recouverte de bardeaux de cèdre défraîchis. 

Québec a octroyé des subventions pour assurer la restauration de certaines des granges, après leur inscription au répertoire du patrimoine culturel du Québec. « Mais quand le gouvernement donne, il s’attend à ce qu’on donne beaucoup de l’autre côté », estime-t-il. Pour l’instant, son sort est donc confié à la clémence des éléments. Les touristes sont aussi privés de deux autres fermes, à Austin et à Ways Mills, situées loin des regards, sur des propriétés privées à l’intimité jalousement préservée.

Des granges d’importance

« Ces granges ont une importance historique, assure Léon Robichaud, professeur au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke et directeur de la Revue d’histoire de l’Amérique française. Cela n’a pas été une mode majeure, mais elle témoigne des liens forts qui existaient entre le sud des Cantons-de-l’Est et la Nouvelle-Angleterre. Elles témoignent d’une étape dans le développement de l’industrie laitière, d’une quête de l’équilibre architectural, du beau, pour une structure qui n’est pas seulement utilitaire. »

Stanley Holmes, lui, ne peut imaginer ses Cantons-de-l’Est sans ses fermes rondes. « Si, un jour, il arrive quelque chose à la grange, il n’y survivra pas, souffle sa fille Kelly-Anne Holmes. Il fera tout pour la conserver, pour garder vivant ce bout de notre histoire. »

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Sur la route des granges rondes

Envie de découvrir les dernières granges rondes du Québec ? Voici un circuit pour les admirer en même temps que les couleurs de l’automne.

Grange Stanley-Holmes

Construite en 1907 pour William Henry Holmes, dont la grange venait d’être rasée par les flammes, cette grange ronde est l’une des dernières – sinon la dernière – en exploitation de nos jours, amoureusement entretenue par le petit-fils de William : Stanley. Même si elle n’est pas officiellement ouverte aux touristes, M. Holmes les accueille avec chaleur et grande fierté, à condition qu’ils signent son livre d’or où figurent déjà les signatures de Geoffrey Molson et Jean Charest, s’empresse-t-il de préciser. On peut pénétrer à l’étage supérieur pour admirer tout le savoir-faire des charpentiers de l’époque et la structure qui relève de l’œuvre d’art. Québec a classé le bâtiment en 2001 et octroyé 70 000 $ pour sa restauration. Une deuxième grange ronde est située à moins de 1 km de là à vol d’oiseau : restaurée de façon remarquable à l’extérieur, elle est toutefois située sur une propriété privée, cachée par une épaisse forêt.

2523, chemin Holmes, Barnston-Ouest

Bureau d’accueil de Coaticook

La région de Coaticook a voulu faire un clin d’œil à son ancien surnom de « coin des granges rondes » en construisant, en 1996, un bureau d’accueil touristique en forme de grange ronde. L’extérieur est joli, mais on fournit peu d’information au public sur l’histoire de ces granges – un simple feuillet inséré au milieu d’un grand cartable qui doit être laissé sur place. Dommage. On profitera quand même des environs agréables si l’on veut faire un pique-nique : il y a d’ailleurs une aire de jeux pour les enfants. Une crème glacée s’impose avant de reprendre la route, à l’usine des fameuses crèmes glacées Coaticook.

400, rue Saint-Marc, Coaticook

Baldwin Mills

Cette grange, la plus grosse de toutes, est l’une des plus accessibles, située juste en bord du chemin de Baldwin Mills. Magnifique, elle est recouverte de bardeaux de cèdre naturel et, elle possède toujours sa tourelle à huit côtés qui permettait une meilleure circulation d’air et d’éviter les incendies quand, l’été, la température devenait trop élevée. On remarque aussi la pente douce qui mène à l’entrée, qui facilitait la tâche des chevaux tirant la charrue lourdement chargée. Elle n’est plus utilisée depuis 2009. On peut donc craindre que sa survie soit menacée. Et puis, de là, on pourra suivre la route vers Compton, sans doute le village préféré des gourmands, repaire de producteurs agricoles d’exception, à commencer par les fondateurs de la fromagerie La Station, dont les fromages biologiques ont été maintes fois primés. La boutique est ouverte tous les jours.

1282, chemin de Baldwin Mills-Barnston, Coaticook

Mansonville

On le voit clairement à l’œil nu, la grange de Mansonville a besoin d’une cure de jouvence : sa base s’est avachie, plusieurs fenêtres ont été placardées, la peinture s’écaille en plusieurs endroits. Mais elle l’aura, son lifting ! Une aide de 210 000 $ a été accordée par Québec au début du mois, aide qui s’ajoutera aux près de 100 000 $ en dons déjà récoltés et qui permettra d’en faire un centre d’interprétation de la région et de ces granges en 2019. D’ici là, on profite quand même de la présence, tous les samedis jusqu’au 13 octobre, d’un marché public qui rassemble une dizaine de producteurs de la région, symbole de l’importance de la bâtisse dans le cœur du village et le cœur des villageois.

Rue Joseph-Blanchet, Mansonville

Stanbridge

L’originale des originales : la grange Walbridge n’est pas ronde à proprement parler, elle est dodécagonale, à 12 côtés égaux donc. Elle fait toutefois partie du même courant architectural et sa construction – en 1882 – a été motivée pour les mêmes raisons que les autres granges parfaitement rondes des environs. C’est aussi l’une de celles qui sont dans un état le plus remarquable, transformée en centre d’interprétation en mai 2010. « Quand on entre dans une grange ronde, notre perception de l’espace change complètement, nos repères – les murs, le plafond – ne sont plus les mêmes », dit Michel Harnois. Y entrer, c’est assurément la meilleure façon de bien comprendre l’organisation d’une grange ronde, si différente d’une grange rectangulaire. L’auberge L’œuf, à quelques pas de là, propose de bonnes glaces maison, des crêpes pour les plus gros appétits et des chambres pour ceux qui voudraient prolonger leur séjour dans la région.

2, rue River, Stanbridge East

Lac-Brome

L’âge d’or des granges rondes a été de courte durée : la grange ronde de Lac-Brome est la dernière construite au Québec, voire en Amérique du Nord. Et son propriétaire, David Bisaillon, n’a certainement pas aidé à renverser la tendance. Dès l’érection de la grange, « ce fut une déception pour la famille Bisaillon, à qui déplaisaient les coûts de la construction et la mauvaise division de l’intérieur », indiquent les rapports d’évaluation du gouvernement du Québec, qui l’a inscrite à l’inventaire du Patrimoine en 2015. Malgré tout, elle survivra plutôt bien au passage des années. Elle est restée en activité jusqu’en 2002 et elle constitue, aujourd’hui, un très bel exemple du talent des ouvriers de l’époque.

35, chemin Scott, Lac-Brome

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