Opinion : Crise des médias

Nous devrions tous être très préoccupés

Nous reproduisons ici la lettre de John Honderich publiée le 26 janvier, dans laquelle le président de Torstar se disait préoccupé par la crise que traverse le journalisme de qualité. L’entreprise a annoncé cette semaine la suppression de 13 postes au Toronto Star

Nous devrions tous être très préoccupés par la crise que traverse le journalisme de qualité.

Le journalisme de qualité est en crise au Canada.

Les reporters perdent leur emploi, beaucoup de petites communautés sont désormais des « déserts d’information » sans journal local, et le nombre de journalistes d’enquête sérieux est en forte baisse.

Si vous pensez qu’une presse d’enquête dynamique est essentielle à une démocratie forte, vous devriez être aussi inquiet que moi.

Au début de son mandat, le gouvernement Trudeau semblait partager cette préoccupation. Il a chargé le Forum des politiques publiques, sous la direction du rédacteur en chef et journaliste d’expérience Ed Greenspon, d’étudier la question.

Le rapport final du Forum, intitulé Le miroir éclaté, a été publié il y a un an. Il expose la crise en détail et formule 12 recommandations clés.

Le gouvernement a également chargé le Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes, sous la direction de la députée de Vancouver et ancienne journaliste Hedy Fry, de mener une enquête parallèle. Après des mois d’audiences et la rencontre de douzaines de témoins, il a formulé 20 recommandations pratiques.

Je tiens d’abord à signaler que j’ai participé aux deux processus. En tant que président de Torstar et ayant travaillé pendant 40 ans au Toronto Star, j’attache beaucoup d’importance au journalisme de qualité et à la santé de notre démocratie. Évidemment, la survie des quotidiens et des hebdomadaires de Torstar est également primordiale à mes yeux.

UNE INDIFFÉRENCE CALCULÉE

Cela dit, maintenant que le gouvernement Trudeau a dépassé la moitié de son mandat, quelle a été sa réponse ?

À mon avis, il nous a offert une indifférence calculée.

Le gouvernement Trudeau a ignoré ou rejeté la quasi-totalité des recommandations. Ce qui est particulièrement difficile à accepter, c’est que la grande majorité de celles-ci ne coûterait pas un sou aux contribuables.

Comme si ce n’était pas assez, lorsque la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, a annoncé les décisions de son gouvernement, elle a souligné que son équipe ne souhaitait pas renflouer « les modèles de l’industrie qui ne sont plus viables ».

Elle n’a pas précisé alors qui allait désormais pouvoir faire du journalisme de qualité. Et les dirigeants des journaux, moi y compris, se sont forcément demandé pourquoi, si c’est vraiment ce que croit le gouvernement Trudeau, nous nous étions infligé ce long processus.

Pour illustrer ma pensée, je vous présente ce qu’il est advenu de 10 des recommandations :

1. PROTECTION DU DROIT D’AUTEUR POUR LES JOURNAUX

En vertu de la Loi canadienne sur le droit d’auteur, le contenu original des journaux canadiens peut être facilement reproduit et distribué gratuitement sur l’internet.

C’est vraiment consternant, surtout lorsque des agrégateurs, des blogueurs ou d’autres personnes utilisent du matériel original sans permission ni frais.

Le Forum des politiques publiques a recommandé qu’Ottawa modifie la loi pour aider les journaux à protéger leur contenu « pendant une période raisonnable ». Les journaux, à juste titre, ont également soutenu qu’ils devraient être payés pour leur contenu.

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

2. FACEBOOK ET GOOGLE

Ces deux géants multinationaux contrôlent maintenant plus de 70 % de toute la publicité numérique au Canada. Cela constitue pourtant une concurrence déloyale pour les médias canadiens.

En vertu du droit fiscal canadien, les entreprises peuvent déduire le coût de la publicité seulement si leurs annonces sont placées dans des publications canadiennes. Mais cette loi ne s’applique pas à l’internet.

Ainsi, comme Facebook et Google ont leur siège social à l’extérieur du Canada, ils ne paient pas d’impôt sur les sociétés ou de TPS/TVH, mais ils acceptent les annonces sur la base des mêmes normes que les médias canadiens.

La liste des pays qui ont cherché à répondre à des préoccupations similaires est longue : Nouvelle-Zélande, Norvège, Corée du Sud, Japon, Suisse, Afrique du Sud et Israël, ainsi que l’Union européenne. Le mois dernier, l’Australie a lancé une enquête. Le Forum des politiques publiques et de nombreux groupes de médias ont demandé à Ottawa d’en faire autant.

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

3. CE QUE SOUTIENT LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL

Au cours des dernières années, Ottawa a adopté une stratégie de placement de la publicité fédérale axée sur le numérique.

Cela a entraîné une réduction de 96 % des dépenses fédérales en publicité dans les quotidiens et de 21 % dans les journaux communautaires. Ces chiffres proviennent directement du ministère du Patrimoine canadien.

La question a été étudiée en profondeur l’an dernier par le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires de la Chambre des communes.

Dans le rapport final, on a conclu que la stratégie publicitaire d’Ottawa risquait « de n’être pas parfaitement adaptée à la réalité » puisque de nombreux Canadiens dépendent encore des médias traditionnels. On recommande au gouvernement de consacrer davantage de dépenses aux médias traditionnels « comme la télévision, la radio et les médias imprimés ».

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

4. CRÉDITS D’IMPÔT POUR LES MÉDIAS NUMÉRIQUES

Le Comité du patrimoine a recommandé que les journaux obtiennent un crédit d’impôt temporaire de cinq ans pour une partie des frais de main-d’œuvre et du capital qu’ils consacrent à l’innovation numérique.

En fait, l’Ontario avait un crédit d’impôt pour les médias numériques, mais il a été aboli.

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

5. FONDS DU CANADA POUR LES PÉRIODIQUES

Ce fonds et ses précurseurs offrent un soutien financier aux magazines et aux hebdomadaires canadiens depuis une époque antérieure à la Confédération.

Le magazine Maclean’s reçoit, par exemple, 2 millions de dollars par année de ce fonds, ce qui lui permet de poursuivre ses activités.

Le Forum des politiques publiques et le Comité du patrimoine ont recommandé que les quotidiens aient aussi droit au soutien de ce fonds.

RÉSULTAT ? Idée rejetée.

6. LA PRESSE CANADIENNE

L’agence de presse nationale du Canada, qui a célébré son 100e anniversaire l’an dernier, a des difficultés avec sa caisse de retraite depuis plusieurs décennies.

Il y a huit ans, les trois propriétaires de la PC (dont Torstar) se sont rendus à Ottawa pour voir si l’agence pouvait obtenir un délai supplémentaire pour s’acquitter de ses obligations. La proposition, entièrement appuyée par le personnel de la PC, a reçu le soutien enthousiaste du ministre des Finances de l’époque, Jim Flaherty. Et Ottawa n’a pas eu à débourser un sou.

« La Presse canadienne est trop importante pour notre pays », avait affirmé le ministre.

Huit ans plus tard, alors que les taux d’intérêt sont encore plus bas, les trois propriétaires sont retournés à Ottawa pour voir si l’allégement pouvait être prolongé. Dans des pays comme la France, l’équivalent de La Presse canadienne est considéré comme si important pour la démocratie que le gouvernement subventionne directement l’agence.

Que nous dit l’actuel ministre des Finances, Bill Morneau ? « Pourquoi devrais-je faire quelque chose de spécial pour La Presse canadienne ? »

RÉSULTAT ? La demande de La Presse canadienne a été rejetée.

Un an plus tard, La Presse canadienne a obtenu un autre programme fédéral d’allégement, mais il a fallu travailler très fort pour y arriver.

7. LA PRESSE CANADIENNE ET LA COUVERTURE LOCALE

Pour aider à assurer une couverture médiatique dans les petites collectivités, le Forum des politiques publiques a suggéré que La Presse canadienne se voie confier le mandat et les ressources nécessaires pour combler les lacunes existantes.

On propose que la PC embauche de 60 à 80 journalistes dans l’ensemble du pays pour assurer la couverture de base des assemblées municipales, des tribunaux et des comités législatifs. On estime que cela coûterait de 8 à 10 millions de dollars par année. Un concept similaire a été instauré en Grande-Bretagne par la BBC.

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

8. CBC/RADIO-CANADA ET LEUR VERSION NUMÉRIQUE

Évidemment, l’indifférence calculée d’Ottawa n’est plus de mise lorsqu’il s’agit de notre radiodiffuseur national. Le gouvernement Trudeau s’est engagé à réinvestir 675 millions de dollars sur cinq ans dans CBC/Radio-Canada.

Notons que 1 % du financement total qu’Ottawa verse à CBC/Radio-Canada suffirait à payer plus de la moitié des salaires de la salle de rédaction du Toronto Star.

Dans le monde numérique d’aujourd’hui, le site web de CBC/Radio-Canada est le plus grand concurrent des sites des journaux canadiens. C’est un excellent site, plein de ressources et financé, bien sûr, par l’État. De plus, il est gratuit. Et il est en concurrence pour la publicité numérique.

Dans son rapport, le Comité du patrimoine a proposé que le Canada adopte le modèle britannique où la BBC ne fait pas concurrence sur le plan de la publicité. Cela s’explique par le fait que le radiodiffuseur public a un avantage évident grâce à un financement public garanti.

RÉSULTAT ? Idée rejetée.

9. JOURNALISME SANS BUT LUCRATIF ET PHILANTHROPIE

Aux États-Unis, en Allemagne et dans d’autres pays, les entreprises journalistiques sans but lucratif sont financées par des subventions accordées par des fondations.

En vertu des lois de ces pays, ces subventions sont considérées comme des dons de bienfaisance. C’est ce qui permet la survie de sites d’enquêtes américains réputés comme ProPublica. En Grande-Bretagne, The Guardian est la propriété d’une fiducie et est soutenu en partie par des subventions et des dons de lecteurs.

Le Forum des politiques publiques et le groupe de travail fédéral sur les organismes de bienfaisance ont recommandé au gouvernement canadien d’adopter des lois semblables.

RÉSULTAT ? Idée rejetée.

10. SOUTIEN AU JOURNALISME D’ENQUÊTE

Pour aider à promouvoir le journalisme d’enquête et le journalisme à fonction civique, le Forum des politiques publiques a recommandé la création d’un service de ressources juridiques.

Les grands journaux, comme le Toronto Star, ont leurs propres conseillers juridiques qui offrent un service essentiel pour des enquêtes ou des articles difficiles. Pour les petites publications, les coûts de tels services peuvent être prohibitifs.

RÉSULTAT ? Rien à ce jour.

Cette liste est très éloquente. D’autres propositions plus coûteuses en ont été délibérément exclues. Encore une fois, la majorité des propositions présentées ici ne coûtent rien, mais nécessitent une modification de la loi ou de la pratique.

L’indifférence calculée.

Je considère que notre pays, son journalisme et sa démocratie méritent mieux.

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