ENTREVUE AVEC DORIS LEUTHARD, VICE-PRÉSIDENTE DE LA SUISSE

« Ce n’est pas facile d’être toujours ouvert »

Interdiction de la burqa, accueil des migrants, diplomatie canado-suisse… La vice-présidente de la Suisse, Doris Leuthard, était de passage à Montréal la semaine dernière pour discuter libre-échange et bien d’autres sujets. Elle a répondu à nos questions lors d’un entretien avec La Presse.

Les députés suisses ont voté récemment pour l’interdiction de la burqa. Qu’est-ce que ça signifie ?

C’est seulement une Chambre [du Parlement]. C’est une première discussion, ça va maintenant aller au Sénat, où il y aura une discussion un peu différente. On a déjà un canton [l’équivalent d’une province] qui a interdit la burqa dans tous les espaces publics, et ça fonctionne, c’est accepté. […] La discussion portait au début sur la façon de contrôler [l’identité des] gens, car la burqa envoie le message qu’on ne veut pas être transparent. Ensuite, la discussion a porté sur le fait que, même si nous sommes très ouverts, avec 24 % d’étrangers, on a quand même nos valeurs. Si je discute avec une personne, j’aimerais regarder sa tête. Alors c’est aussi une discussion sur les valeurs chrétiennes, européennes, où l’on dit que dans l’espace public, il faudrait que chacun les accepte. […] Si les deux Chambres ne se mettent pas d’accord, on n’aura pas de décision [en ce sens]. Les cantons ont une certaine autonomie, ils peuvent interdire la burqa, mais au niveau de la Confédération, ça me semble plutôt difficile.

Que pensez-vous de l’accueil des migrants en Europe ?

En Suisse comme dans l’[Union européenne], chaque jour, des réfugiés arrivent. De la Syrie, des pays africains. Ils cherchent une vie plus acceptable, ce qui est compréhensible, mais ce n’est pas facile d’être toujours ouvert, de les accueillir. Vous ne connaissez pas [cette réalité], vous n’avez pas cette situation à votre porte. C’est chaque jour des centaines de personnes. […] La solidarité européenne ne fonctionne pas très bien sur cette question. Tout le monde essaie d’économiser, de ne pas avoir ces dépenses. C’était peut-être une mauvaise interprétation de [la chancelière allemande Angela] Merkel, qui a compté sur la solidarité européenne, mais tout le monde a dit « on est d’accord s’ils sont en Allemagne et pas chez nous ».

Comment régler ce problème-là, alors ?

La seule réponse, c’est d’être beaucoup plus présent sur le terrain, où ces conflits se passent. La Suisse est très engagée dans l’aide au développement dans l’Afrique du Nord, dans les pays comme la Syrie, car nous pensons que c’est là qu’il faut aider les gens, qu’on peut éviter les conflits et que, s’ils sont là, il faut travailler sur des solutions de paix. Il faut donner des perspectives [d’avenir] à ces personnes, là où elles habitent.

Mais pour la Syrie, c’est trop tard ?

Pour la Syrie, c’est probablement trop tard. Alors là, il faut vraiment traiter correctement ces personnes [en Europe]. La Suisse a toujours assumé ses responsabilités et nous voulons continuer avec l’idée de l’espace Schengen, mais il faut que les procédures soient acceptées par tous les membres de l’espace Schengen.

Vous êtes plutôt d’accord avec Mme Merkel, donc ?

Oui, si on a un accord avec tous les membres, il faut tous se rallier et que tout le monde fasse son travail. Tous les États membres doivent prendre une partie de la responsabilité, sinon ce n’est pas faisable.

Qui ne l’a pas fait ?

Je ne vais pas attaquer nos collègues, nos voisins, mais on le sait. On regarde les statistiques et on le sait.

La Suisse a une longue tradition de démocratie directe. Que pensez-vous du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et de celui sur l’accord de paix entre Bogotá et les Forces armées révolutionnaires de Colombie, qui ont tous deux connu un taux de participation au mieux modeste ?

Pour les consultations et les référendums, il faut une certaine culture politique. On ne peut pas voter tous les quatre ans, même sur des questions très difficiles, si la population n’y est pas habituée et ne connaît pas les effets d’une votation. Une votation, ce n’est pas seulement un signal, c’est une décision. Je pense que les Britanniques ont peut-être négligé un peu [cet aspect], que des gens qui votent rarement se prononcent sur une question aussi importante. Et en Colombie, c’est un peu la même chose. La démocratie directe, on ne peut pas l’imposer, il faut la développer, développer cette culture politique. Nous [développons la démocratie directe] depuis des siècles, depuis la création de la Suisse. Ça nécessite beaucoup d’information et une certaine attitude envers le gouvernement.

Vous voulez renégocier l’accord de libre-échange conclu en 2009 entre le Canada et l’Association européenne de libre-échange, dont la Suisse est l’un des quatre membres. Pourquoi ?

C’est un contrat de première génération, [le volet] agriculture n’est pas si ambitieux, une partie des services est exclue, alors il faut l’adapter. […] L’expérience de 2009 jusqu’à présent est bonne, si vous regardez les chiffres d’importations et d’exportations, mais on pourrait augmenter le potentiel.

Quels types de services songez-vous à inclure ?

Les services financiers, naturellement, mais aussi, avec la mondialisation, les services logistiques, les services postaux, la télécommunication ; tous ces services que je qualifierais de modernes.

Est-ce que vous craignez que l’accord de libre-échange conclu entre le Canada et l’Union européenne [dont la Suisse ne fait pas partie], qui doit être ratifié prochainement, ne vous nuise ?

Ah non ! On est très contents. Finalement, les Européens et le Canada peuvent profiter d’un accord. En Suisse, nous avons beaucoup d’accords de libre-échange et nous pensons toujours que c’est une bonne chose [qu’il y ait] de la concurrence. Naturellement, si notre accord reste un accord de première génération, ce serait déséquilibré, c’est pour ça qu’on est en train de discuter avec les Canadiens pour adapter notre accord de libre-échange.

— Avec la collaboration de Judith Lachapelle

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