Opinion gérard bouchard

Perdre le goût du Québec… ?

Le triste faux pas que constitue la loi 62 sur la neutralité religieuse résume-t-il ce qu’est réellement notre société ? Bien sûr que non.

C’était au terme d’un colloque tenu récemment à Montréal. La question est venue du fond de la salle, posée avec aplomb par une jeune fille très articulée. En gros, elle s’interrogeait sur les raisons qui pourraient l’amener à se passionner pour le Québec – la question donnant à entendre qu’elle n’en voyait pas. J’étais à la tribune, invité à livrer une réponse.

La question m’a fait mal et je suis resté ébranlé. J’ai répondu comme j’ai pu, ne cachant pas mon désarroi devant cette jeune personne sûrement très talentueuse qui avait livré le fond de son cœur et qui, à l’âge où on s’abandonne à ses rêves, semblait avoir déjà perdu les siens. Quelle tristesse !

Plus tard, je l’ai cherchée dans la salle. Je voulais prolonger ma réponse, l’interroger à mon tour, connaître le parcours qui l’avait amenée à des sentiments aussi graves, tenter de la détourner de sa vision trop noire. Mais je ne l’ai pas trouvée. Ces propos vous sont donc adressés, mademoiselle, à vous et à d’autres à qui le Québec d’aujourd’hui inspire peut-être la même déception, le même désenchantement.

D’abord, si vous songez au débat qui secoue présentement notre société, à nouveau plongée dans un grand sociodrame à propos d’une affaire vestimentaire, comme je vous donne raison !

Que de passion, que de déchirements pour ce projet de loi mal ficelé dont les motifs sont douteux (à l’approche d’une élection…), qui est un fatras de contradictions et d’inepties assorties de dispositions byzantines, que les villes refusent d’appliquer, dont on retient surtout qu’il s’acharne sur quelques citoyennes (combien au juste ?) déjà ostracisées, et qui ne survivra manifestement pas à l’examen des tribunaux. Tout cela dans une société qui se veut évoluée et se plaît à étaler sa maturité. N’a-t-elle donc pas autre chose à faire ?

On l’aura observé, les jeunes comme vous, mademoiselle, se sont tenus à l’écart des hostilités. Je devine que sur l’enjeu qui est à l’origine de toutes ces empoignades, vous avez pris le parti qui paraît le plus sage : se soucier d’abord de la victime et de ses droits.

Justice sociale et égalité

Mais ce triste faux pas résume-t-il ce qu’est réellement le Québec ? Bien sûr que non. Nous vivons dans une société démocratique où règnent une grande liberté et un attachement profond aux idéaux de justice sociale et d’égalité (le Québec est l’une des sociétés les plus égalitaires du continent). C’est aussi une société qui fait preuve de compassion, même s’il lui arrive de déroger. 

C’est enfin une société ouverte aux projets d’innovation et aux volontés de changement ou de réformes dont les jeunes générations sont ordinairement porteuses. Tout cela est relatif, bien sûr. Mais justement, c’est en se comparant qu’on perçoit mieux les avantages qu’offre notre société aux citoyens qui veulent en tirer profit.

Or, cette société a dû surmonter d’immenses obstacles pour en arriver là où elle est aujourd’hui. Car notre histoire est un parcours d’émancipation collective tracé dans une grande adversité.

Il faut se rappeler toutes les formes d’assujettissement et d’oppression dont nos prédécesseurs ont dû triompher, qu’il s’agisse des combats pour le respect de la langue, la reconnaissance nationale, le relèvement social et politique, nos institutions, la reconquête économique, la condition de la femme, et le reste. 

Ne ressentons-nous pas une dette envers ces devanciers ? Et surtout, n’éprouvons-nous pas la volonté de continuer leur œuvre, ce qui est à la fois une façon d’exprimer notre reconnaissance, une source puissante de motivation et la promesse d’un avenir consacré à la promotion de valeurs qui constituent notre plus noble héritage ?

Je me permets de vous dire tout cela, mademoiselle, parce que, lorsque j’avais votre âge, ce sont précisément ces pensées-là qui ont nourri ce qui a été la grande motivation de ma vie professionnelle : m’efforcer moi aussi, avec les moyens que j’avais et à partir du très modeste milieu social dont j’étais issu, de produire peut-être une avancée dans le domaine de mon choix, d’y inscrire une petite différence, avec la conviction que j’allais ainsi continuer quelque chose de grand qui me dépassait et continue de nous dépasser tous, individuellement. J’ai aussi appris, ce faisant, qu’il faut parfois aimer le Québec au-delà de certains Québécois.

Voilà, esquissée un peu maladroitement sans doute, la réponse que je ferais à votre question.

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