Chronique

Se battre à grands frais contre la Chambre des notaires

Les citoyens se pensent bien protégés lorsqu’ils font affaire avec un notaire. Mais quand ça tourne au vinaigre, ils doivent souvent se battre à grands frais devant les tribunaux pour obtenir une indemnisation.

« Quelque chose ne tourne pas rond dans ce processus conçu pour protéger le public », se désole Pascal Thibault, qui a été forcé de débourser environ 45 000 $ en frais d’avocats avant d’obtenir un règlement du Fonds d’assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec (FARPCNQ), dont le montant doit rester confidentiel.

La famille de M. Thibault s’est fait soutirer environ 1 million de dollars par un faux spécialiste en investissement immobilier, sans que la notaire qui a transféré l’argent à ce sinistre personnage lève le drapeau rouge.

Avec trois faillites à son actif, Jean-Patrice Nadeau est un individu sans scrupule qui ment allègrement, rédige des contrats bidon et falsifie des signatures afin de convaincre des investisseurs de lui confier de l’argent qu’il dilapide pour assouvir ses besoins personnels.

En novembre dernier, il a plaidé coupable à 36 chefs d’accusation déposés contre lui par l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui réclame une amende d’au moins 12 000 $ ainsi que 36 mois d’emprisonnement, une peine d’une rare sévérité. La sentence sera rendue au début de juin.

En passant, je vous signale que la famille Thibault n’a pas accès au Fonds d’indemnisation des services financiers de l’AMF qui protège les épargnants contre les fraudes commises par les professionnels de l’investissement, car M. Nadeau exerçait son « métier » sans aucun permis.

Cela rappelle qu’il est crucial de consulter le registre des personnes autorisées de l’AMF avant de confier ses économies au premier venu, si convaincant soit-il.

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Mais revenons à la triste histoire de la famille Thibault. En 2011, Jean-Patrice Nadeau rencontre la mère de M. Thibault, Françoise Mary, alors âgée de 78 ans. Elle est sur le point de toucher un gros héritage de l’étranger.

Il met la dame en contact avec sa notaire à lui, puis convainc cette dernière de lui transférer 150 000 $ provenant de l’héritage. Même si M. Nadeau n’est pas le mandataire de Mme Mary, la notaire procède au virement sans avoir rencontré la dame dont elle n’a jamais validé l’identité.

Par la suite, la notaire fera signer à Mme Mary une procuration par laquelle celle-ci donnera le contrôle de ses finances à M. Nadeau. Avec cet outil, il fera transférer tout le reste de la fortune de Mme Mary dans ses comptes à numéros, sans que la notaire s’en formalise.

On arrive en 2013. M. Thibault et sa conjointe acceptent de racheter à Mme Mary l’autre moitié d’un triplex qu’elle possédait avec eux. Du même coup, la dame s’engage à acheter un autre condo de 160 000 $ qui sera légué à sa petite-fille, la fille de M. Thibault.

Pour le couple, il s’agit d’une condition sine qua non à la conclusion de la transaction. La notaire le sait. D’ailleurs, elle accepte de signer, en tant que témoin, une entente que M. Nadeau a rédigée à cette fin.

Malheureusement, ce document n’a aucune valeur juridique, ce que la notaire n’a jamais signalé au couple. « Si elle avait juste émis un doute, je n’aurais jamais versé l’argent à maman », jure M. Thibault.

Le surlendemain, la notaire remet tout bonnement le fruit de la vente à M. Nadeau. C’en est fait de l’héritage de la jeune fille.

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Après avoir réalisé l’arnaque, la famille Thibault a porté plainte à la Chambre des notaires. Mais la syndique a balayé l’affaire sous le tapis, en évitant de répondre aux questions fort pertinentes qu’elle posait elle-même dans la réponse envoyée aux plaignants.

Dans cette lettre, la syndique se questionne notamment sur « la nature et l’étendue du devoir de conseil de la notaire », dans le cadre de la transaction. Mais dans la foulée, elle explique que cela relève plutôt de la responsabilité civile. Autrement dit : allez voir un avocat et poursuivez !

« Mais le devoir de conseil, c’est une obligation déontologique aussi. C’est comme si elle renvoyait la balle au civil, alors que l’un n’empêche pas l’autre. Selon moi, ça fait partie de ce qu’elle devait évaluer », affirme Patrice Deslauriers, qui enseigne en responsabilité civile à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

À son avis, la syndique a rapidement démissionné de son rôle, forçant la victime à s’adresser aux tribunaux.

Bien sûr, une sanction déontologique n’aurait pas redonné d’argent à la famille Thibault. Mais la famille aurait été mieux outillée pour faire avancer son dossier au civil.

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La famille Thibault n’a pas eu la vie plus facile avec le FARPCNQ, qui a d’abord rejeté sa demande, estimant que la notaire n’était pas fautive.

La famille n’a eu d’autre choix que de poursuivre le Fonds. Il aura fallu qu’elle dépense 45 000 $ de frais d’avocats pour que celui-ci lui offre finalement un règlement.

Pourquoi pousser les citoyens à bout ? Pourquoi les forcer à poursuivre ? Les tribunaux ne sont-ils pas déjà assez engorgés comme cela ?

« Notre mission première, c’est la protection financière de nos assurés, les notaires, et par le biais, la protection du public aussi. Mais on est une compagnie d’assurance avant tout », répond Sophie Ducharme, directrice générale du FARPCNQ.

Elle assure que lorsque la faute du notaire est évidente, le Fonds indemnise les clients sans qu’ils aient à entreprendre de démarches judiciaires coûteuses.

Reste que l’an dernier, les deux tiers des dossiers analysés par le Fonds se sont terminés sans aucune indemnité payée. Pour l’autre tiers où une indemnisation a été versée, 38 % des dossiers ont été judiciarisés.

Aux yeux du grand public, ce processus lourd et coûteux ternit l’image des notaires, qui se présentent comme des apôtres de la bonne entente.

« Les mécanismes qu’on a mis en place sont là pour protéger les gens. Jamais on ne va dire que c’est facile. Ce n’est pas ça, l’idée. Ce n’est pas facile émotivement, financièrement », rétorque le président de la Chambre des notaires, François Bibeau.

En effet, la famille Thibault ressort désabusée de cette épreuve.

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