Chronique

Le graphisme qui fait une différence

Ginette Caron est arrivée en Italie, au milieu des années 80, avec un diplôme de design graphique de l’Université Concordia en poche et un mini-dictionnaire d’italien accroché au cou.

C’était avant les téléphones intelligents et la traduction automatique. Elle avait 25 ans et envie d’aller voir ailleurs. Elle n’en est jamais revenue.

Aujourd’hui, la graphiste qui a été choisie « ambassadrice » culturelle du Canada pour le 150e anniversaire de la Confédération, est installée à Milan, parle parfaitement l’italien, et le récit de sa carrière ressemble à un livre d’histoire des marques iconiques des trois dernières décennies : Prada, Swatch, Moleskine, Bulgari, Benetton…

« Au départ, je devais partir un an », explique-t-elle en entrevue, en marge du congrès du Sommet mondial du design qui se tient à Montréal jusqu’à demain et où elle était conférencière.

« Je suis allée d’abord dans plusieurs grandes villes, Paris, Amsterdam, Londres, Berlin, Prague et Cracovie, et c’était avant la chute du mur de Berlin… Pour une fille du Canada qui n’avait jamais vu la guerre, c’était impressionnant. »

— Ginette Caron

À chaque arrêt, elle va voir des studios, montre des diapositives de son travail. Les mois passent, et il fait frais dans le nord de l’Europe. Ginette Caron décide de prendre un train vers le sud, vers l’Italie. Un express Munich-Milan. Et là, c’est le coup de foudre pour tout. Les paysages, la culture, les gens, la langue, la nourriture ! Elle a 20 images de son travail, 250 $ dans son portefeuille. Elle veut rester. Il lui faut travailler.

À Bologne, elle commence à trouver de petits boulots pour des éditeurs, puis part à Venise où l’univers des affiches la tient occupée. Au bout de trois ans, elle se pose définitivement à Milan. « C’était la place où être », dit-elle. Imaginez, on est dans les années 80, les années de gloire du design industriel milanais où le groupe de Memphis – le nom vient d’une chanson de Bob Dylan – fondé par l’architecte et designer milanais Ettore Sottsass fait rayonner la créativité italienne dans le monde. Avec tout cela vient une demande forte pour le graphisme de qualité.

Au départ, Ginette Caron travaille à son compte, puis s’associe à l’équipe de Gregotti e associati, un grand bureau d’architecture qui regroupe toutes sortes d’autres disciplines. Elle travaille sur des identités de marque, des images d’entreprise. Elle va dans les foires commerciales monter des kiosques pour ses clients. Prada fait partie de la liste.

Le soir, elle veille sur ses propres clients comme Bulgari, la maison de bijoux et de parfums. La marque Moleskine lui demande de travailler sur la micro-typographie de ses carnets.

Et là arrive un autre coup de téléphone. C’est l’ultime gars de marketing italien du moment : Oliviero Toscani, la force vive derrière l’image de la marque de vêtements italienne Benetton.

Il lui propose de dessiner des t-shirts. Elle acquiesce. Mais arrive ensuite, rapidement, un autre coup de téléphone. « Veux-tu être directrice de design ? » La marche est immense. Celui qui part, qu’il faut remplacer, s’appelle Massimo Vignelli et c’est une légende.

On est dans les années 90, et Benetton fait parler d’elle partout dans le monde avec des campagnes de pub chocs qui charment et font scandale.

L’entreprise met de l’avant sa marque « United Colors of Benetton » et célèbre la diversité avec des images comme celle du curé embrassant une religieuse ou en mettant en scène un malade atteint du sida ou tout simplement avec des photos réunissant des personnes d’origines ethniques variées.

En plus, Benetton est une immense société à l’époque. Il y a les vêtements, certes, avec la gamme de produits homonyme et la seconde marque, Sisley, mais il y a aussi une équipe de Formule 1 et des licences. Le travail lui sort par les oreilles, mais l’aventure est passionnante.

Finalement, retour à Milan – Benetton est installée au nord de Venise – où reprend le travail pour Prada et compagnie.

Depuis 2000, Ginette Caron a sa propre agence de graphisme où elle travaille notamment pour l’entreprise Knoll. Pendant sept ans, elle a même été directrice du design de Knoll pour l’Europe. Identité de marque, showroom, kits de presse… Ginette veille sur chaque lettre.

Et puis est arrivé un autre grand projet, celui qui lui tient à cœur actuellement.

En 2015, à Milan, a lieu une exposition mondiale. Son thème : nourrir la planète. Et là, elle décroche le mandat de graphisme du pavillon du Vatican, un travail qui sera intégré à l’architecture du bâtiment avec des paroles saintes écrites en vraies lettres accrochées sur les murs extérieurs. « Du pain et la parole. » Ce qui nourrit l’humain.

Quand la construction est démontée après la foire, elle récupère les mots en italien, français, anglais, chinois, arabe, grec et hébreu anciens, et se donne comme mission de les essaimer dans le monde. « Je veux qu’ils soient là où ils ont un sens. » Du pavillon d’accueil des réfugiés à Lampedusa, en Sicile, jusqu’au Refettorio Ambrosiano pour les démunis à Milan.

Alors qu’elle me montre les images de ses lettres sur son ordinateur, défilent sur son écran des images de campagnes et d’emballages et d’identités de marque créées par la Québécoise devenue Italienne. Il y a la refonte épurée et mate des emballages de chips San Carlo, qui a fait grimper les ventes de 46 %, un cas maintenant étudié dans les écoles de graphisme. Il y a le kit de présentation d’un nouveau meuble de bureau Knoll, qui collectionne les prix.

L’entrevue doit finir, mais je pourrais encore écouter des heures cette femme de Pierrefonds issue d’une famille de créateurs où costumes, peinture et graphisme font partie des professions, elle-même aux premières loges des 30 dernières années du design et du graphisme italien, mondial. Une femme qui a encore tant à dire sur ce qui se fait ici en graphisme, du travail bien mis de l’avant, trouve-t-elle, sur Facebook qui n’est pas Apple quand on parle de graphisme, sur internet qui fait croire à tous qu’une affiche ou un emballage, ça se fait en trois coups de cuillère à pot.

Et sur ses fameux mots porteurs d’espoir, en métal blanc, pour lesquels elle cherche une place à Montréal, bref, sur le graphisme qui fait une différence.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.