ALZHEIMER

La musique pour mémoire

Avant qu’il soit atteint de la maladie d’Alzheimer, la musique occupait déjà une place importante dans la vie de M. Joseph*. L’homme, aujourd’hui âgé de 65 ans, jouait du piano et chantait. Il fredonne encore tous les matins en arrivant au centre de jour de la Société d’Alzheimer de Laval. « C’est sa manière de dire bonjour », croit Zénahir Hernandez Aleman, l’une des souriantes intervenantes qui prennent soin de lui.

M. Joseph ne communique presque plus. Il peut rester plusieurs heures à somnoler dans son fauteuil, nous dit-on. Sauf s’il écoute de la musique. Pas n’importe laquelle, mais des chansons qui ont compté pour lui, du konpa (une musique populaire haïtienne) et de la salsa.

C’est l’intervenante Rébecca Étienne, aussi d’origine haïtienne, qui a commencé à lui faire écouter de la musique « du pays » pour le faire sortir de sa coquille. « C’est le truc qui me semblait le plus facile », dit la chaleureuse femme. Puisque la musique lui fait du bien à elle, pourquoi ne lui en ferait-elle pas à lui aussi ? Son intuition était juste.

Ce matin encore, une fois les écouteurs sur les oreilles, M. Joseph s’anime et esquisse quelques pas de danse. Danielle Rodrigue, coordonnatrice des activités du centre de jour, s’approche et fait quelques pas avec lui. Une bouffée de bonne humeur remplit soudain la pièce où, un instant plus tôt, on ne voyait que fragilité.

SOUVENIRS RETROUVÉS

Tout le monde sait par expérience que la musique peut réveiller des souvenirs enfouis. Il suffit parfois d’entendre ou même d’imaginer une chanson que l’on connaît bien pour se rappeler une scène vieille de plusieurs années.

« La mémoire musicale semble l’accès le plus direct à notre moi profond. Je le constate avec les malades atteints d’alzheimer, a d’ailleurs affirmé le neurologue Oliver Sacks en 2009 dans le magazine français Télérama1. Ils sont capables, quand ils ont tout oublié, de retrouver des chansons populaires, et les émotions et souvenirs qui leur sont associés. » N’est-ce pas fascinant ?

Dan Cohen a été tellement intrigué de l’apprendre qu’il a commencé à tester une idée toute simple : offrir à des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et d’autres formes de démence un iPod contenant un répertoire musical personnalisé, c’est-à-dire rempli de chansons qui avaient une résonance intime pour chacun d’eux.

TRANSFORMER LES SOINS

L’initiative de cet Américain, autrefois formateur en nouvelles technologies, est en train de transformer les soins offerts aux personnes atteintes d’Alzheimer. M. Cohen a même mis sur pied sa propre organisation à but non lucratif, Music & Memory, pour promouvoir cette approche, d’ailleurs vantée dans le documentaire Alive Inside2.

Peu connue au Québec, ou seulement de manière intuitive, comme à Laval, la méthode Music & Memory a été adoptée par des centaines de centres de soins aux États-Unis et au Canada. Sabrina McCurbin, coordonnatrice du programme à la Société d’Alzheimer de Toronto, explique que l’approche a été retenue en raison de son accessibilité. « Ça correspond à notre mission, qui est d’aider les gens à vivre mieux », ajoute-t-elle.

La plupart du temps, ce sont les proches qui guident les intervenants dans le choix des chansons. Dans le meilleur des cas, la musique redonne aux gens une présence d’esprit qui leur permet de communiquer.

« Cela permet aussi aux aidants naturels d’établir un contact avec la personne atteinte et de se rappeler des souvenirs puisque, dans certains cas, ils sont associés aux morceaux choisis. »

— Sabrina McCurbin, coordonnatrice du programme à la Société d’Alzheimer de Toronto

L’initiative Music & Memory est particulièrement répandue à la Société d’Alzheimer de Toronto, que Dan Cohen cite en exemple. Or, son implantation n’a pas été facile. « C’est une approche très différente », explique Mme McCurbin. Pour la mettre en place, il a fallu établir des protocoles et tenir compte de la charge de travail qu’avait déjà le personnel des centres de soins.

PARTOUT AU WISCONSIN

L’enthousiasme que suscite le programme Music & Memory est tel que quelques États américains du Midwest veulent l’implanter dans tous leurs établissements. Selon Kevin Coughlin, du Département de la santé du Wisconsin, le projet pilote lancé en janvier 2014 est concluant : les effets sur les patients ont été positifs, et les statistiques démontrent une baisse de l’usage de certains médicaments (voir autre texte).

« Le fait que l’État ait joué un rôle de catalyseur a aidé, juge M. Coughlin. On pouvait offrir un soutien aux centres d’hébergement, contrairement à d’autres endroits qui faisaient cavalier seul. » L’État n’en restera pas là : le projet pilote sera étendu, et des études ont été commandées pour évaluer son effet sur les patients et sur le personnel. « On pense qu’il sera positif », prédit-il.

LA BONNE CHANSON

Zénahir Hernandez Aleman et Rébecca Étienne, au centre de jour de la Société d’Alzheimer de Laval, ne doutent pas des bienfaits de la musique personnalisée. « On remarque tout de suite l’effet positif, qui dure toute la journée, assure Zénahir. Ce bien-être, les gens le rapportent à la maison. »

« C’est certain que c’est un programme qu’on veut développer », assure la directrice générale de la Société d’Alzheimer de Laval, Lise Lalande. L’intérêt est aussi grand à la Fédération des sociétés d’Alzheimer du Québec, qui souhaite étendre l’implantation des interventions de musique personnalisée.

Ce n’est pas un luxe pour quelqu’un comme Lorraine Dagenais, qui aura bientôt 60 ans et est atteinte d’alzheimer depuis plusieurs années, et pour qui la musique est une nécessité. « Je m’endors avec ça », dit la dame, qui est consciente de sa maladie. Elle souffre de ne plus pouvoir lire ni écrire et de savoir qu’elle n’est plus la même.

Un peu de musique est bon pour son humeur : cela calme son anxiété et lui ramène le sourire. Elle est d’ailleurs radieuse lorsque, avec la complicité de Zénahir, elle entonne d’une voix douce l’une de ses chansons fétiches : You Are So Beautiful, de Joe Cocker. « Ma voix a changé », regrette-t-elle. Il faudrait l’enregistrer pour lui montrer combien elle demeure belle.

La clé du succès de cette méthode, disent tous les intervenants, c’est de trouver les bonnes chansons pour les bonnes personnes. Piaf, c’est bon pour M. Joseph, qui a enlevé ses écouteurs depuis un moment. Il fredonne toujours, en marchant dans la salle commune. Les mots ne sont pas nets, mais l’air est reconnaissable : Je ne regrette rien.

Son chant, à la fois calme et plaintif, va droit au cœur. Surtout si on se rappelle ce quatrain : « Non, rien de rien/Non, je ne regrette rien/C’est payé, balayé, oublié/Je me fous du passé… »

* Le nom a été changé

1) Télérama, 17 janvier 2009

2) Le documentaire Alive Inside, offert sur Netflix, sera présenté le 3 février à l’UQAM.

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