Loterie vidéo

Le gros lot pour le crime organisé

Contrairement à ce qu’affirme le gouvernement, les appareils de loterie vidéo continuent d’enrichir grassement le crime organisé. La Presse a découvert que Loto-Québec a ignoré à répétition les objections de la police pour confier plusieurs centaines d’appareils à plus de 60 établissements où fraient des criminels.

TEXTES : KATIA GAGNON, KATHLEEN LÉVESQUE, MARIE-CLAUDE MALBOEUF COLLABORATION : SERGE LAPLANTE, DANIEL RENAUD, THOMAS DE LORIMIER PHOTOS : MARTIN TREMBLAY

Loterie vidéo 

Des millions au crime organisé

Loto-Québec a versé plus de 1,5 million de dollars depuis 2003 en commission aux propriétaires de deux établissements servant de chef-lieu au clan sicilien de la mafia, à Laval, pour l’exploitation d’appareils de loterie vidéo (ALV).

Et les cas de ces deux établissements sont loin d’être uniques. D’après notre enquête, au moins 62 autres bars exploitant des ALV ont permis d’enrichir la mafia, les motards, les gangs de rue ou d’autres réseaux de moindre ampleur.

Le Café Bellerose et le Resto bar Romcafé abritent une dizaine d’ALV confiés par la société d’État, après que la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) leur a accordé une licence d’exploitant d’ALV. Ils empochent 22 % des revenus par an, soit environ 17 000 $ par appareil (voir capsule à la fin du texte). Le Bellerose possède une telle licence depuis 2010 et le Romcafé, depuis 2003.

Or, le Bellerose a appartenu en copropriété au mafieux Vincenzo Spagnolo, qui a été assassiné samedi dernier. M. Spagnolo était l’ancien bras droit et ami du défunt parrain de la mafia italienne Vito Rizzuto. Selon des sources policières, il aurait été le « propriétaire silencieux » du Romcafé.

Vincenzo Spagnolo est devenu actionnaire du Bellerose en avril 2010. Une semaine plus tôt, la RACJ avait accordé une licence de loterie vidéo pour un maximum de cinq ALV sans que le Service de police de Laval ne s’y oppose.

Rappelons que le réseau de loterie vidéo a été implanté par Loto-Québec à compter de juin 1994 pour permettre à l’État d’encadrer les jeux de hasard et d’argent, et ainsi les soustraire au contrôle du crime organisé.

Outre le Bellerose, on retrouve également des accointances mafieuses au Romcafé. Des sources policières très fiables nous indiquent que plusieurs personnes liées au crime organisé italien ont été vues à de très nombreuses reprises au Romcafé, dont Stephano Sollecito (fils de Rocco, tué en mai dernier) et le défunt parrain Vito Rizzuto. Lors de la sortie de prison de M. Rizzuto, en 2012, le Romcafé était devenu le quartier général du clan sicilien, qui tentait de reprendre le contrôle des activités de la mafia.

Nous avons consulté plus d’une centaine de documents policiers et de décisions rendues par la RACJ depuis 2010. Notre enquête montre que plus de 60 bars sont liés, et parfois de très près, au crime organisé.

64 

Nombre de bars liés de près au crime organisé identifiés par La Presse. Parmi eux : 

17

appartenaient à des trafiquants de drogue ou d’armes

11

appartenaient à l’entourage immédiat de tels trafiquants

14

étaient gérés par des employés qui s’adonnaient au trafic

22

ont été la scène de règlements de comptes ayant souvent mis « en danger la vie ou la santé de personnes ».

Un représentant de Loto-Québec a même offert des ALV à un homme d’affaires lavallois, malgré le fait que ce dernier était copropriétaire d’un autre établissement, le Café Bar Bliss, avec un homme condamné pour prise de paris illégaux et qualifié d’« employé du crime organisé italien », révèle une décision rendue par la Régie en 2013 (détails à l’onglet 5).

Arguments des enquêteurs ignorés

Autoriser ce projet « revient à permettre au crime organisé d’exploiter des permis d’alcool et une licence de loterie vidéo », s’était indigné le Service de police de Laval devant la RACJ. Mais en vain. Dans cette affaire, comme dans près de 80 % de celles que nous avons repérées, les régisseurs ont accordé plus de poids aux engagements des tenanciers qu’à l’expertise des enquêteurs.

La loi prévoit pourtant que l’obtention d’un permis d’alcool est un privilège qui doit être réservé aux gens capables de prouver leur compétence et leur intégrité. La Régie « n’a pas à attendre une accusation au criminel pour agir face à une contravention à la tranquillité publique », ont même précisé les régisseurs dans une décision de 2009.

Les établissements perdent pourtant très rarement leur permis et leurs appareils de loterie vidéo. Et lorsque cela se produit, c’est souvent après plusieurs années à avoir engrangé les commissions de Loto-Québec.

Prête-noms ou non ?

Les criminels gagnent parfois du temps en se cachant derrière des prête-noms. Mais là encore, les corps policiers ne convainquent pas souvent les régisseurs que leurs craintes sont fondées.

Il y a cinq mois, une femme n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine des bars a reçu la bénédiction de la Régie pour servir de l’alcool au Pub La Grange, à Mercier, et obtenir des ALV. Malgré le fait qu’elle avait confié sa demande initiale et l’aménagement du local à un homme considéré par la police de Châteauguay comme un « prospect » des Red Devils – principal club-école des Hells Angels. Et malgré le fait qu’elle comptait continuer à fréquenter cet homme comme conseiller et futur client.

Ce dernier a juré avoir quitté le groupe de motards et ne pas financer le projet. La police a donc de simples « craintes et appréhensions » à offrir plutôt que « des faits concrets », ont conclu les régisseurs.

À Joliette, le propriétaire du bar Le Cocktail a pour sa part été autorisé à quitter un immeuble appartenant à un trafiquant… pour déménager dans un immeuble appartenant plutôt à la conjointe d’un Hells Angel recherché pour meurtre, trafic de stupéfiants et complots.

Dans ce dossier, un enquêteur de la Sûreté du Québec avait pourtant expliqué dès 2010 à la Régie que les Hells « ont peu d’actifs à leurs noms et utilisent des proches comme prête-noms ». Et que le lieu choisi par le tenancier « augmentait les risques de prise de contrôle par le crime organisé ».

Mais il a fallu attendre cinq ans, deux nouvelles convocations, la réembauche d’une serveuse vendeuse de drogue et une série d’agressions sanglantes pour que les régisseurs réalisent, l’an dernier, que les policiers avaient raison. Et ordonnent au tenancier de fermer Le Cocktail à l’expiration du bail.

Urgence absolue

À Montréal, deux bars ont plutôt été soudainement fermés de toute urgence, après avoir empoché des commissions de Loto-Québec pendant cinq ans. Dans Rivière-des-Prairies, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a dû déployer plus d’une vingtaine de véhicules autour du D Lounge Resto-Bar en 2010, « afin d’éviter le décès de victimes innocentes ».

Qualifié de « quartier général » des membres de gangs de rue, l’endroit servait au trafic de stupéfiants et d’armes à feu. On a trouvé dans la ruelle arrière l’arme de poing semi-automatique « la plus puissante au monde ». Il a aussi été le théâtre d’une fusillade et d’autres violences dites « extrêmes » et « inouïes », ont écrit les régisseurs.

Même histoire, la même année, au Bar 2801, où des cocktails Molotov ont déclenché deux incendies et forcé l’évacuation de nombreux citoyens dans un secteur résidentiel du Centre-Sud.

Le SPVM a prévenu la Régie que le « message » était directement destiné au propriétaire, qui était protégé par deux hommes « armés et dangereux ». En précisant que le bar servait « d’endroit de rencontres afin de distribuer les profits de la vente de stupéfiants […] ultimement remis aux têtes dirigeantes des Hells Angels ».

Quand les enquêteurs ont découvert des milliers de dollars dans le coffre-fort du sous-sol, le propriétaire leur a plutôt déclaré « que l’argent provenait des machines de vidéopoker », rapportent aussi les régisseurs.

À Sorel-Tracy, les policiers ont aussi découvert un bar clandestin doté de tables de jeu illégales dans le sous-sol du Bar Zorro. La Régie a révoqué son permis d’alcool et sa licence de loterie vidéo en 2009, soit trois ans après que la police se fut opposée à leur délivrance, en découvrant qu’ils étaient demandés par un grand ami et par la veuve de deux membres en règle des Hells Angels.

« Danger pour la clientèle »

Pourquoi prendre des risques ? Pour les régisseurs, la présence de proches du crime organisé « à l’intérieur d’un bar constitue un danger pour la clientèle ». C’est du moins ce qu’ils ont écrit en 2011 dans une affaire concernant Tony Magi. Rescapé trois ans plus tôt d’une tentative de meurtre, l’homme d’affaires se promenait entouré de gardes du corps armés, dans un véhicule blindé aux portes pesant 360 kg.

La Régie a conclu que ce promoteur proche de la mafia était en train de s’emparer du bar d’un prête-nom afin de le rouvrir ailleurs. Magi voulait déménager le Café Jungle Bar\Salon Rumors dans un immeuble appartenant à un homme lui devant 1,5 million de dollars. Selon la police, cet homme venait déjà de se faire fracturer le visage en raison de cette dette impayée.

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Combien rapportent les ALV aux propriétaires ?

Les propriétaires reçoivent une commission de 22 % des revenus que génèrent les appareils qui se trouvent dans leur bar. Si on calcule les revenus totaux qu’ont rapportés les 11 600 ALV qui se retrouvent dans les bars de partout au Québec, soit 902 millions, on peut en déduire que chaque appareil rapporte en moyenne 77 000 $ par année à Loto-Québec, et donc 17 000 $ au propriétaire de l'établissement. Rappelons que chaque licence donne droit à cinq appareils. Cependant, 7 % des licences sont dites « orphelines » puisque le bar qui en est titulaire n’abrite pas d’ALV. Chaque licence de la RACJ donne donc droit, en tenant compte de ces licences orphelines, à 4,7 appareils. Bref, on peut en conclure qu’en moyenne, une licence d’ALV rapporte près de 80 000 $ par année à un tenancier de bar.

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Des décisions troublantes de la Régie

Des gens accusés de crimes – mais n’ayant pas forcément de liens avec le crime organisé – profitent eux aussi des revenus générés par les appareils de loterie vidéo de Loto-Québec. Voici quelques exemples troublants, tous tirés de décisions récentes de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ).

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Insensible

Au Tequila bar de Saint-Laurent, les propriétaires continuent à tirer des revenus de leurs appareils de loterie vidéo, même si l’un d’eux « a refusé d’appeler les policiers malgré les supplications » d’un homme en train de se faire assommer à coups de chaise, de bouteilles et de boules de billard par trois autres clients. D’autres clients y avaient déjà été blessés ou menacés avec un bâton de baseball, une tige de métal, un pistolet, une machette, un marteau, plusieurs couteaux et du gaz poivre.

Source : RACJ 2014, 1 licence de loterie vidéo

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De père en fils

Cette année, la police a arrêté 15 membres d’un « réseau familial multigénérationnel » qui possédait le bar Cactus de Longueuil, qui a ainsi perdu son permis d’alcool et sa licence de loterie vidéo. Le propriétaire, Giuseppe Sicilia, avait déjà été convoqué six fois devant la Régie en 14 ans. Les autorités ont rapporté aux médias avoir alors trouvé un guichet automatique illégal, près de 400 000 $ comptant, cinq armes à feu, 2 kg de cocaïne et 1000 pilules. Elles ont aussi saisi 24 voitures, dont une Lamborghini, une Corvette et des Bentley. Les membres du réseau auraient été vus dans des bars avec des individus de haut rang de la mafia montréalaise.

Sources : RACJ 2010, 2014 et 2016

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ALV peu rentables

Cette année, la RACJ a révoqué le permis du bar-salon Les Dunes de Saint-Anicet, car sa propriétaire Julienne Bélisle a admis par écrit, en janvier 2015, « s’être livrée activement au trafic de cocaïne dans son établissement ». Elle a ensuite confié la gestion du bar à sa serveuse, pourtant elle-même soupçonnée de trafic par la SQ (mais non accusée). La décision précise que Mme Bélisle « a noté une perte substantielle de revenus provenant des appareils de loterie vidéo au point de devoir les remettre à Loto-Québec en septembre 2015 ». Selon ses dires, c’est donc la perte de revenus qui a provoqué le rappel des appareils, plutôt que les aveux de trafic, qui remontaient déjà à neuf mois.

Source : RACJ, 2016

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Affaire de famille

Après avoir acheté un permis d’alcool ayant changé quatre fois de main en 2009 et 2010, Mélanie Caron a demandé à la RACJ la permission d’exploiter le bar Chic Moose à Val-d’Or. La SQ s’y est opposée avec succès, car la femme avait révélé aux enquêteurs que l’immeuble appartenait à son ex-beau-frère Sylvain Godbout, et que c’est lui qui lui avait proposé de « remonter » le commerce. Or, M. Godbout a été condamné à quatre ans de prison à la suite du projet Écrevisse visant « à démanteler un réseau de distribution de stupéfiants au Témiscamingue ». Le permis d’alcool et la licence de loterie vidéo du Chic Moose ont donc été révoqués.

Source : RACJ, 2013

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Citoyens évacués

L’an dernier, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, un homme a tiré sur le téléviseur du bar Goldies et au plafond, en lançant : « This is a warning for you guys ». L’année précédente, un client avait tenté d’y tuer un autre client. Le propriétaire des lieux passait souvent plusieurs mois de suite en Chine, confiant les lieux à un gérant alcoolique. Un barman aurait par ailleurs blessé un client avec un pied-de-biche. La même année, à Varennes, le bar Bugsy a été aspergé d’accélérant et incendié à deux reprises. Dans les deux cas, les régisseurs se sont inquiétés du fait que des gens habitent au-dessus de ces deux établissements et auraient pu être blessés. Ils n’ont pas révoqué pour autant leurs permis d’alcool ni leurs licences d’exploitation de loterie vidéo.

Sources : RACJ 2015 et 2016, chacun 1 licence de loterie vidéo

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« Sous le joug »

À LaSalle, l’employée d’une société pharmaceutique et un chercheur de l’Université Concordia d’origine chinoise ont acheté la Salle de Bar Voodoo en 2011, où des clients ont dû se barricader pour échapper à des belligérants armés. Le SPVM disait qu’il s’agissait de prête-noms puisqu’ils avaient acheté le bar sans même en connaître les revenus, qu’ils avaient gardé le gérant en dépit de ses antécédents de trafic de drogue et que, lors d’une rencontre avec la police, la nouvelle propriétaire « n’osait pas répondre aux questions » et était « sous le joug » de ce gérant. La Régie leur a néanmoins accordé un permis d’alcool en 2012.

Source : RACJ 2012, 1 licence de loterie vidéo

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Mouton très noir

Un trafiquant roulant en BMW a été arrêté pour avoir vendu de la cocaïne dans un bar appartenant à la mère de ses enfants, soit au Mouton noir de la couronne nord, à Repentigny. L’homme, qui se présentait souvent comme « responsable » de l’établissement, a été arrêté avec son gérant au printemps 2011. À l’été, il a refusé d’ouvrir aux policiers, les laissant vainement attendre la propriétaire officielle. Celle-ci a « manqué de vigilance » en laissait à libre accès à son bureau, qui « servait aux transactions illicites », lui ont reproché les régisseurs en 2013. Ceux-ci se sont toutefois contentés de suspendre son permis, soulignant qu’elle voulait d’abord « assurer une sécurité financière » pour ses fils et s’était engagée à ne plus tolérer son ex-conjoint sur place. Le numéro de bar n’est plus en service.

Source : RACJ 2013, 1 licence de loterie vidéo

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Le petit empire de M. Chen

Depuis 2010, un homme d’origine chinoise et ses proches se sont constitué un petit empire de bars dans la grande région de Montréal. Ensemble, ils sont titulaires de pas moins de 24 licences d’appareils de loterie vidéo, qui leur ont rapporté environ 2 millions de dollars par année en commission.

Or, la présence du crime organisé s’est fait sentir, parfois lourdement, dans cinq de ces établissements. Les événements problématiques ont continué à se produire sous la gouverne du nouveau propriétaire dans certains cas, alors que dans d’autres, ils ont cessé après l’acquisition.

Qi Chen, sa femme Duo Zhou, avec son associée Ai Zhen Li et le mari de celle-ci, Ruo Shuo Chen, possèdent pas moins de 17 bars, de Mirabel jusqu’à la frontière américaine en passant par Montréal et Laval. Ces quatre personnes n’ont elles-mêmes aucun antécédent judiciaire. Qi Chen a décliné notre demande d’entrevue.

Le garage

1 licence d’ALV, donc environ 5 appareils

En mai 2011, Qi Chen achète le bar Le Garage, dont la mauvaise réputation n’est plus à faire dans la ville de Mirabel. L’ancien sympathisant des Hells Angels Éric Grenier, actuellement détenu au Pérou pour trafic de cocaïne, était impliqué dans la gestion du bar. Les événements violents s’y sont multipliés : entre 2009 et 2013, les policiers de Mirabel y sont intervenus pas moins de 48 fois, dont 26 depuis que M. Chen possède l’entreprise.

Trafic de stupéfiants dans le stationnement, clients poignardés à l’intérieur du bar, présence régulière de membres de groupes de motards criminels, tentatives de meurtre : tout cela survient au cours des années 2012 et 2013.

En 2013, la police de Mirabel demande à la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) d’intervenir pour « atteinte à la sécurité publique ». La RACJ suspend le permis d’alcool et d’ALV de l'établissement pour une période de 17 jours en 2013.

Depuis, les policiers continuent d’intervenir régulièrement au bar, indique Sylvain Dugas, inspecteur de la division Enquêtes à la police de Mirabel, « mais la situation entre 2009 et 2013 était plus grave que ce qui se produit actuellement ».

Le sexe d’or

1 licence d’ALV, donc environ 5 appareils

Un an plus tard, Qi Chen fait l’acquisition du bar de danseuses Le sexe d’or, sur le boulevard Décarie à Montréal, lui aussi lourdement associé au crime. Entre 2012 et 2014, diverses opérations policières ont mis en relief les activités de prostitution qui se déroulaient dans les isoloirs du bar, où des mineures dansaient.

L’un des agents qui a témoigné devant la RACJ a indiqué « n’avoir jamais vu d’actes aussi flagrants en neuf ans de carrière ».

À une occasion, les policiers ont constaté la présence d’un proxénète bien connu, William Toussaint, qui semblait avoir plusieurs danseuses sous sa coupe.

Les agents ont également des doutes sur l’identité du vrai propriétaire. « Les policiers ont l’impression que Roger Boustany [le gérant] demeure le propriétaire de l’établissement malgré la cession à Qi Chen, qui n’est pas présent pour contrôler ce qui se passe au bar. »

Fait à noter : la porte d’entrée y est verrouillée en permanence. « Les bars de danseuses sont des endroits criminogènes. C’est la raison pour laquelle les portes d’entrée sont verrouillées, ce qui rend l’accès aux policiers plus difficile », témoigne le lieutenant détective Dominique Monchamp, du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), appelé à titre de témoin expert sur la question de l’exploitation sexuelle lors de l’audience devant la RACJ.

En février dernier, la RACJ a suspendu les spectacles érotiques dans le bar, ce qui a mené à sa fermeture.

Bar Le Trix

2 licences d’ALV, donc environ 10 appareils

En 2009, Qi Chen et sa femme Duo Zhou avaient acheté un tout premier bar à Montréal. Ils n’étaient au Québec que depuis quelques années, puisqu’en 2005, au moment où ils se sont mariés, ils habitaient toujours la Chine.

Deux ans après l’acquisition, le bar Le Trix, situé sur le boulevard des Grandes-Prairies à Montréal, est le théâtre d’une violente échauffourée conduite par des membres de gangs de rue. Des individus liés au gang des Rouges ont battu sévèrement un homme simplement parce qu’il portait un chandail bleu.

L’an dernier, la police a noté la présence fréquente au Trix de Marco Pizzi, un trafiquant de drogue lié à la mafia. Ce dernier exercerait une importante influence sur plusieurs bars du nord-est de Montréal. M. Pizzi est soupçonné d’être un important importateur de cocaïne pour la mafia montréalaise. Il a été arrêté lors d’une opération de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en mai, puis libéré sous conditions. En août dernier, il a été victime d’une tentative de meurtre.

Bar Diane 2000

1 licence d’ALV, donc environ 5 appareils

En mars 2012, Ai Zhen Li et Duo Zhou, respectivement associée et conjointe de Qi Chen, achètent ensemble le bar de danseuses Diane 2000, situé à à un jet de pierre de la frontière américaine.

Un an auparavant, les policiers avaient trouvé des traces de drogue dans les toilettes. Une employée a d’ailleurs été reconnue coupable de trafic de drogue.

La police s’est opposée à la cession des permis aux deux acheteuses. Duo Zhou, ont indiqué les policiers, « agit à titre de prête-nom pour Qi Chen. Les deux femmes s’en remettent au gérant pour toutes questions concernant la prostitution et la drogue ».

Les deux nouvelles acheteuses, observent les policiers, ne connaissent même pas le nom des employés. « Un homme chuchotait les réponses à Mme Zhou durant tout notre entretien téléphonique », indique l’agent enquêteur David Miolajczak.

En 2013, la RACJ rejette le témoignage des policiers et accepte la cession des permis à Mmes Li et Zhou. Aucun événement problématique n’a été porté à l’attention de la RACJ depuis.

Bar Mania

1 licence de loterie vidéo, donc environ 5 appareils

Toujours en 2012, Qi Chen achète un nouveau bar, le Sexe Mania, situé dans Hochelaga-Maisonneuve. Encore là, le bar a un lourd historique de violence depuis 2009. Agressions, batailles, présence de membres de gangs de rue, vente de drogue, et même, en septembre 2009, une tentative de meurtre.

Les policiers qui visitent régulièrement le bar constatent qu’ils peuvent y entrer sans problème même s’ils sont armés, et ce, malgré la présence d’un détecteur de métal.

La Régie a suspendu le permis de l'établissement pour une période de 14 jours en raison de ces événements. En 2008, le même bar avait écopé d’une suspension de 75 jours. Depuis l’acquisition par M. Chen, aucun événement problématique n’a été soulevé devant la Régie.

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Le démarchage de Loto-Québec

Loto-Québec a joué un rôle actif dans l’implantation d’appareils de loterie vidéo (ALV) partout dans la province, sollicitant des tenanciers de bar et des gens d’affaires de tous horizons, y compris certaines personnes ayant des antécédents criminels.

Ainsi, la société d’État a confié l’exploitation d’ALV à Costa Papadopoulos alors qu’il avait été reconnu coupable de fraude en 2000. Et qui plus est, Carmelo Cannistraro, son partenaire d’affaires dans un autre bar doté d’ALV, a fait l’objet d’un mandat d’arrêt dans le cadre de l’enquête antimafia de la Gendarmerie royale du Canada (Colisée) et a été déclaré coupable de paris illégaux.

Or, c’est Loto-Québec qui a sondé M. Papadopoulos pour qu’il investisse dans un nouveau bar. Ce dernier avait d’abord prévu le faire avec M. Cannistraro, avant de se raviser.

Lors de son témoignage devant la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) pour obtenir notamment la licence d’ALV, en 2013, M. Papadopoulos a raconté que Loto-Québec « lui a offert d’installer des ALV dans la région de Sainte-Dorothée et que, compte tenu de sa réputation, il pourrait en être l’exploitant ».

La réputation de MM. Papadopoulos et Cannistraro auprès de Loto-Québec ne semblait pas souffrir de leurs antécédents judiciaires respectifs. Pour l’année 2011-2012, le Café Bar Bliss, établissement dirigé par les deux hommes à Laval, a reçu un certificat honoraire dans le cadre du programme de reconnaissance « Bien joué ». On y félicitait « les détaillants des efforts consentis pour implanter des pratiques de jeu et de paris responsables », relate la RACJ dans sa décision.

Le policier Simon St-Amour a également témoigné dans ce dossier. Son opposition à la délivrance de la licence d’exploitant d’ALV « est surtout fondée sur l’incompatibilité des activités criminelles [de Carmelo Cannistraro] et de l’exploitation des ALV et aussi [sur] des liens entretenus avec le crime organisé pendant plusieurs années ». M. St-Amour a également souligné le « risque trop élevé que l’établissement serve de porte d’entrée autant pour du blanchiment d’argent que pour du jeu illégal ».

De l’aide pour obtenir un permis d’alcool

Dès la mise en œuvre du réseau de loterie vidéo en juin 1994, Loto-Québec a fait du démarchage. Dans un jugement de la Cour supérieure, un tenancier témoigne des offres successives que lui a faites la société d’État à compter de l’automne 1994.

En effet, on lui suggère de transformer un local à louer qui lui appartient en un établissement licencié avec des ALV ; on l’aide à obtenir son permis d’alcool, préalable pour l’exploitation d’ALV ; on lui fournit même un schéma d’aménagement de son bar.

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