Traumavertissements au théâtre 

Une pratique qui divise

Depuis le début de la saison, des mises en garde nouveau genre ont fait leur apparition à l’entrée des salles et sur les sites internet de certains théâtres. Leur raison d’être : prévenir les spectateurs que la pièce présentée pourrait heurter leur sensibilité. Acte de bienveillance ou posture de rectitude morale ? Les avis divergent.

« Mise en garde : ce spectacle aborde le sujet des agressions sexuelles. »

Tel était le message affiché à l’entrée de la salle du Théâtre Aux Écuries en octobre pour la présentation de Mononk Jules, œuvre signée Jocelyn Sioui. La pièce raconte la vie du militant autochtone Jules Sioui, mais aborde aussi très brièvement le thème de la pédophilie.

Selon Marcelle Dubois, directrice générale du Théâtre Aux Écuries, il allait de soi qu’il fallait prévenir les spectateurs que certains passages, aussi brefs soient-ils, pouvaient les bouleverser. « Parler de pédophilie sur scène comme dans Mononk Jules peut réveiller de grandes émotions chez eux. Depuis trois ou quatre ans, la situation évolue et de nouvelles questions se posent : comment faire notamment pour s’assurer que tout le monde se sente bien au théâtre ? Il y a une plus grande volonté de respecter les sensibilités autres que celle de la majorité. »

Le théâtre a aussi ajouté un traumavertissement pour la pièce Suicide d’un mime à l’italienne en plus de diriger les spectateurs vers des ressources de prévention du suicide. Il faut le dire : ces décisions ont été prises à l’initiative des Écuries et n’ont pas été imposées par quelque instance juridique que ce soit, comme c’est le cas pour l’interdiction des cigarettes (même factices) au théâtre.

« On accepte sans problème de prévenir le public lorsque des effets stroboscopiques sont utilisés sur scène. C’est une question de santé physique. Or, quand on y pense, c’est un peu pareil avec les avertissements pour la santé mentale : ils ne nuisent pas à celui qui n’en a pas besoin, mais peuvent aider celui qui en a besoin. »

— Marcelle Dubois, directrice générale du Théâtre Aux Écuries

Une position que ne partage pas Ginette Noiseux, directrice artistique et codirectrice générale d’Espace Go. « Moi, les traumavertissements, je suis contre : c’est dangereux, malsain. On ne peut pas se mettre en position moralisatrice pour prévenir ce que le public va peut-être ressentir. Ou pas. Sinon, on se met à réfléchir à la place des spectateurs. Le théâtre est là pour nous bouleverser, pour mettre en scène des tourments, voire des horreurs... »

Sujet délicat

Malgré cela, Ginette Noiseux a dû se résoudre en septembre à mettre un traumavertissement bien en évidence dans le hall du théâtre pour La brèche, une pièce qui traitait de violences sexuelles.

« On a décidé de réagir à une demande du public. Plusieurs personnes ont communiqué avec nous pour nous dire qu’elles auraient aimé être prévenues du thème de la pièce. On n’avait pas vu ça venir. »

— Ginette Noiseux, directrice artistique et codirectrice générale d’Espace Go

Cette demande du public pouvait surprendre, en effet : le thème de la pièce était fortement sous-entendu dans le synopsis affiché sur le site du théâtre. Et la metteure en scène, Solène Paré, a multiplié les entrevues dans les médias, où elle abordait sans ambages la question de la culture du viol. N’empêche, « l’équipe a vu plusieurs spectatrices sortir sonnées de la représentation », dit Solène Paré.

« Cette situation m’a fait réaliser que je n’écris pas de l’art seulement pour moi, admet la metteure en scène. Moi, j’aime être surprise quand je vais au théâtre, mais chacun a sa façon de recevoir une pièce. Il y a toutes sortes de spectateurs : certains ne vont peut-être pas souvent au théâtre et voudraient savoir à l’avance de quoi parle la pièce. Si on aborde des sujets délicats, pourquoi ne pas les prévenir ? Le but de l’art est aussi de s’adresser au plus grand nombre possible. »

Selon elle, les avertissements concernant les sujets délicats sont chose commune dans les cercles de poésie et de parole. « Ça fait 10 ans que je vois ça. Ça vient seulement d’arriver au théâtre. »

Or, un large panneau installé à l’entrée de la salle n’est peut-être pas la façon la plus judicieuse de prévenir que la pièce pourrait chambouler le spectateur, croit Solène Paré. « Je pense qu’on peut réfléchir pour trouver une méthode correcte pour prévenir ceux qui le souhaitent, sans brimer qui que ce soit. À défaut de promettre un espace sûr, ce qui est impossible selon moi, on pourrait promettre un lieu de reconnaissance. Par exemple, si la pièce traite de racisme, une personne noire pourrait apprécier qu’on la prévienne, qu’on reconnaisse le racisme dont il sera question. »

Selon Ginette Noiseux, il est évident qu’Espace Go va continuer de traiter de sujets graves sur ses planches, sans pour autant que les avertissements se multiplient.

« Les traumavertissements ne seront jamais une pratique établie chez nous. Il y avait un contexte pandémique particulier pour La brèche. »

— Solène Paré, metteure en scène

« Les spectateurs ne pouvaient pas rester au bar prendre un verre après la représentation pour décompresser, ajoute-t-elle. Ils entraient masqués et, à la fin, on les faisait sortir du théâtre le plus vite possible. Au cœur de l’expérience théâtrale, il y a la rencontre avec les autres, qui était alors impossible. » La décision est donc indissociable du contexte pandémique, insiste-t-elle.

Car avec les traumavertissements affichés à la vue de tous vient un risque réel, croit Ginette Noiseux : celui de saboter l’expérience théâtrale de la majorité en révélant d’emblée une finale surprenante, par exemple. « Il y a tout un trajet entre la première et la dernière réplique d’une pièce. Si on prévient le spectateur avant la représentation de ce qui va advenir, il ne sera plus dans le même état de réception. »

L’ère de l’artistiquement correct ?

De son côté, la metteure en scène Angela Konrad est farouchement contre ces avertissements. « Selon moi, c’est très grave. L’art et le théâtre ne sont pas des espaces sûrs. Comme créateur, on ne peut pas être gêné par la sensibilité des uns et des autres. Après le politiquement correct, va-t-on passer à l’artistiquement correct ? Après la cigarette qui est bannie de la scène, on ne pourra plus baiser, tuer dans une pièce ? C’est très dangereux. »

« La fonction de l’art n’est pas du côté du confort. Et il ne faut pas faire du public un simple client. Peut-être que le spectateur ne devrait pas aller au théâtre si l’art vivant lui fait une telle violence… »

— Angela Konrad, metteure en scène

Le dramaturge Michel Tremblay, qui a signé la traduction de la plus récente pièce dirigée par Angela Konrad, Platonov, ajoute : « Longtemps au Québec, le théâtre a été une affaire de jolies personnes, habillées joliment, qui disaient de jolies choses. Mais on a appris ; on a pris une vraie liberté théâtrale désormais. Il ne faudrait pas perdre cette liberté. »

Selon Anne-Marie Olivier, directrice artistique du Trident, à Québec, la question reste complexe. « Dans ma pratique artistique, je suis contre les traumavertissements, car je crois que le théâtre, lorsqu’il est bien fait, nous change comme êtres humains. Comme directrice artistique, je peux toutefois comprendre la raison de ces avertissements. C’est un enjeu d’autant plus crucial lorsque la pièce peut attirer un public adolescent, comme c’est le cas pour Roméo et Juliette, présentée actuellement au théâtre. »

À la demande du metteur en scène Jean-Philippe Joubert, le Trident a mis cette mention sur la page internet de la pièce (réservée aux 13 ans et plus) : « Veuillez noter que le spectacle comporte des scènes de violence, de nudité, ainsi que des scènes à caractère sexuel. »

Qu’une pièce de Shakespeare comporte des scènes de violence ne surprendra personne, pourrait-on croire. Et pourtant, dit Anne-Marie Olivier, « tout le monde ne connaît pas la pièce. Et certains pensent la connaître, ce qui n’est pas totalement le cas ».

Il y a dans Roméo et Juliette une scène de suicide dont il faut tenir compte, croit-elle. « C’est une problématique qui me tient à cœur. On ne veut surtout pas que le suicide apparaisse comme une solution. » Si mettre un avertissement peut éviter un seul suicide, il faut y réfléchir, conclut-elle.

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