Opinion

L’intégrité scientifique médicale décapitée

Chaque jour, les médecins prennent des décisions diagnostiques et thérapeutiques. Pratiquants d’une médecine scientifique, il doivent se fier aux résultats de la recherche relayés par une formation continue et des guides de pratique. Cependant, le volume de nouvelles données est si abondant qu’il est devenu difficile, voire impossible, de tout intégrer en pratique.

Ainsi est née la « Cochrane », un réseau international de collaborateurs indépendants fondé en 1993 par le médecin britannique Iain Chalmers, un disciple d’Archibald Cochrane, lequel fut un pionnier dans l’élaboration des règles à suivre pour évaluer et valider les nouvelles interventions et pratiques médicales.

La Cochrane, organisation à but non lucratif, indépendante et transparente, est devenue l’une des institutions scientifiques les plus fiables pour analyser la littérature issue de la recherche en santé et éclairer les soignants. Plus de 10 000 collaborateurs dans plus d’une centaine de pays sont regroupés en une cinquantaine de centres d’évaluation. Les quelque 7000 synthèses méthodiques font autorité depuis plus de deux décennies.

Peter Gøtzsche, cofondateur de ce réseau international, a aussi fondé le Centre d’évaluation du CHU Rigshospitalet de Copenhague. Au fil des ans, il est devenu l’un des experts les plus respectés de son époque pour son évaluation critique des essais cliniques et sa dénonciation d’une corruption du savoir par les industries de la santé. Il a dénoncé les dépistages de masse controversés, l’usage abusif des psychotropes, les réglementations laxistes, les prix exorbitants et l’omerta concernant les effets nocifs de nouveaux médicaments.

Il a publié deux livres provocants aux Presses de l’Université Laval, Médicaments mortels et crime organisé et Psychiatrie mortelle et déni organisé. Il a constaté que les auteurs des synthèses Cochrane (limitées aux essais cliniques publiés qui sont majoritairement financés par les fabricants) peuvent inclure des personnes en conflit d’intérêt et surtout, ne tiennent pas compte des essais cliniques négatifs non publiés, des enquêtes sur le terrain, des critiques fondées et des rapports de graves incidents thérapeutiques. Entretemps, la gouvernance de la Cochrane a accepté plus de 1 million de dollars d’une fondation privée intéressée au développement pharmaceutique.

Cela illustre un virage corporatiste, centralisateur et conservateur pour cette institution. Les lobbies industriels et professionnels se mettent en branle et se jurent qu’ils auront la peau de ce dénonciateur dérangeant. Eh bien, ils ont finalement eu sa tête sur un plateau.

En septembre 2018, la Cochrane a brutalement congédié Gøtzsche de son conseil de direction et en octobre, le CHU, où il dirigeait son Centre d’évaluation, a fait de même. Ces deux expulsions sauvages sont du jamais-vu dans ces milieux. Consternés et indignés, plus de 10 000 collaborateurs à la Cochrane (incluant son fondateur Iain Chalmers), universitaires, soignants et patients ont réclamé à hauts cris sa réhabilitation.

Cette récente victime de la corruption institutionnelle se défend avec un courage hors du commun dans un livre dévastateur – certainement le livre de l’année en éthique médicale1. Si la Cochrane persiste dans cette voie, c’est l’indépendance académique, la liberté d’expression en science appliquée et la qualité de la prochaine ordonnance de votre médecin qui sont en jeu. Les universitaires d’ici et d’ailleurs doivent manifester leur indignation et éviter de faire comme une vigie qui, sur la passerelle du Titanic, ne donnerait pas l’alerte.

* Signatures : Geneviève Rail et les médecins Louise Authier, Robert Béliveau, Bernard Dugré, Marie-Claude Goulet, Michel Labrecque, René Lavigueur, Maurice Leduc, Paul van Nguyen et Jacques Thivierge.

1 Death of a Whistleblower and Cochrane’s Moral Collapse. Peter C. GØTZSCHE. Danemark : Peoples’s Press ; Janvier 2019 (numérique)

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