Hugo Houle

Le jour où j’ai perdu mon plus grand fan

Hugo Houle participe en ce moment à l’un des tours cyclistes les plus prestigieux au monde, le Tour d’Espagne. Le coureur de l’équipe WorldTour AG2R–La Mondiale parcourra près de 3300 kilomètres en 23 jours. Cet exploit énorme semblait pourtant si loin il y a quelques années à peine, au moment de la mort de son plus grand fan, son petit frère.

C’est arrivé le soir du 21 décembre 2012. La neige tombait sur la maison familiale.

J’étais arrivé d’Europe en après-midi. J’avais 22 ans et je revenais de mon tout premier camp d’entraînement, avec ma première équipe professionnelle, AG2R–La Mondiale.

C’était une superbe expérience pour moi, un nouveau départ. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ce soir-là, mon frère Pierrik est sorti courir. Rien d’exceptionnel. Ça lui arrivait très souvent de partir faire le tour de notre petit patelin, à Sainte-Perpétue. C’était un passionné d’entraînement.

Il n’est jamais rentré à la maison.

Vers 21 h, mes parents ont commencé à s’inquiéter. On s’est mis à appeler chez des amis. Peut-être mon frère avait-il décidé de s’arrêter en cours de route. Personne ne l’avait vu. À force de faire des appels, des amis se sont aussi joints à nous pour les recherches.

C’est vers 23 h que Dannick et son beau-père, des amis la famille, ont retrouvé mon frère, sans vie. Il était couché sur le dos, sur le côté de la route. Il était en plein cœur du village. Dès que mon ami l’a retrouvé, il est parti à toute vitesse jusque chez moi.

J’étais seul dans la maison à ce moment-là. J’avais préféré rester là au cas où mon frère reviendrait.

Je me souviens que Dannick est entré en courant. Il était en état de choc. Il m’a dit que mon frère n’allait pas bien. Comment ça, il ne va pas bien ?

Il a fini par m’avouer que mon frère était mort… Étrangement, je suis resté calme. Je savais que je devais appeler ma mère, qui le cherchait.

C’est donc moi qui ai annoncé à ma mère qu’elle pouvait rentrer à la maison… Puis, je suis sorti à l’extérieur chercher mon père pour lui annoncer la triste nouvelle. Tous les trois, nous nous sommes ensuite rendus sur les lieux de l’incident.

Mon frère

Mon frère et moi avions fait du sport ensemble toute notre jeunesse. Pendant des années, ç’a été le triathlon. Puis, on a fait des compétitions de vélo ensemble. Il était trois ans plus jeune que moi, mais dès qu’on a commencé le triathlon, il a été plus rapide que moi !

On s’était toujours entraînés ensemble. On était très proches, on avait une belle complicité. On se parlait tout le temps. Justement, pendant mon camp d’entraînement en Europe, je l’avais appelé tous les jours ! Je lui racontais tout ce que je vivais. C’était un passionné, un vrai.

Je venais de perdre mon fan numéro un.

Je me suis agenouillé à son chevet sur le bord de la route. Il n’avait pas de blessure apparente. On aurait pu croire qu’il était endormi. Je lui ai flatté les cheveux pendant que des gens pratiquaient un massage cardiaque. Après cinq ou six minutes, le sang a coulé de ses oreilles et de sa bouche. C’était fini.

Je me suis éloigné pour reprendre mes esprits. Plusieurs véhicules passaient à côté de nous. J’en ai remarqué un en particulier, on voyait clairement que le chauffeur regardait vers la scène. Il hésitait à s’arrêter. Il s’est finalement immobilisé une cinquantaine de mètres plus loin.

Cet homme est sorti de son véhicule, et je ne comprenais pas trop pourquoi. Je suis parti vers lui en lui demandant ce qu’il cherchait. Il m’a répondu qu’il ne cherchait rien, qu’il voulait seulement offrir son aide.

Puis, il m’a posé trois questions absurdes. Qu’est-ce qui s’est passé ? À quelle heure l’incident s’est-il produit ? Puis, il a demandé : « Comment va-t-il ? » Ça m’a frappé. J’ai compris qu’au fond, il était au courant de ce qui se passait.

Je trouvais qu’il sentait l’alcool et j’ai cru que c’était peut-être lui qui l’avait heurté. Je me suis immédiatement dirigé vers son véhicule pour l’inspecter, mais il était intact. Entre-temps, une autre personne présente sur les lieux a signifié avoir vu cet homme avec un autre véhicule, un peu plus tôt.

Les amis de la famille savaient où cet homme habitait. Ils se sont rendus à son garage pour voir son autre véhicule, qui était en effet endommagé. Le temps de le dire, l’histoire était close. Le processus judiciaire a suivi.

Je dois avouer que c’était une bonne chose de pouvoir faire le deuil aussi rapidement. J’avais vu mon frère mourir. Ça m’a permis de comprendre plus rapidement ce qui s’était passé. La boucle a été rapidement bouclée.

Je devais maintenant vivre avec le traumatisme d’avoir perdu mon petit frère…

Un an sur une autre planète

Du moment que ça arrive, tu débarques sur une autre planète. C’est difficile à expliquer. Tu perds tes repères. Tu vis, mais tu es inconscient. Ton corps s’adapte, mais tu décroches.

Ça m’a beaucoup fait réfléchir. J’ai eu besoin d’un mois seulement pour me remettre droit. Ensuite, ça m’a affecté pendant un an au moins. Pendant une saison complète, je n’ai pas été le même athlète.

Je n’y pensais pas outre mesure. Mais c’est un choc tellement intense que ton corps change. Mon corps, c’est ma machine. Au niveau performance, je n’étais plus le même. Je n’arrivais pas à être aussi concentré en course. Même chose lors des entraînements.

Le corps a sa manière bien à lui de réagir. Avec le recul, je me rends bien compte que je n’étais pas présent à 100 %. Je me rappelle que j’étais au départ du Paris-Roubaix, l’une des plus grandes courses au monde. J’aurais dû être surexcité, mais je m’en foutais. Je ne réalisais pas où j’étais. J’étais ailleurs.

Physiquement aussi, je n’étais plus aussi performant. J’allais m’entraîner, j’étais dans des cols en France et je me demandais ce que je faisais là. J’en suis venu à croire que l’entraînement ne servait à rien. Je n’avais plus envie de me dépasser.

Je n’étais pas capable d’offrir les performances que je voulais. Surtout en course parce qu’il faut être très concentré, très à l’affût de ce qui se passe. J’étais tout le temps distrait.

Mais le deuil s’est fait petit à petit. Tranquillement, c’est revenu comme avant.

La mort de Pierrik m’a laissé un vide immense ; c’est encore le cas aujourd’hui. Après, il faut avancer. Je suis du genre à croire que rien n’arrive pour rien. C’est un choc, ça frappe, mais après, il faut refaire sa vie. Tout ce qui ne te tue pas te rend plus fort.

J’ai été porte-parole pour Opération Nez Rouge et j’ai fait des raccompagnements. C’était plus pour faire prendre conscience et faire ma part en tant que citoyen. J’espérais que mon histoire puisse aider d’autres familles à ne pas vivre le même drame.

Pour les automobilistes, je tiens aussi à passer le message qu’un accident est si vite arrivé. Il n’y a pas que la famille de la victime qui vit des moments difficiles. La personne qui a causé la mort aussi. Sa vie est transformée à tout jamais par un écart de conduite d’une soirée. Ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand. Ça frappe quand on a la garde baissée.

J’ai aussi une croix que je porte toujours en course, en hommage à mon frère. C’est Louis Garneau qui me l’a offerte. J’ose croire que d’où il est, mon frère me garde en sécurité car on prend des risques énormes en course. On est vulnérable à vélo, et je m’amuse à croire qu’il m’accompagne sur les routes du monde.

Mon frère suivait tout ce que je faisais. Ç’a été très bizarre de le perdre. Il n’y a pas tant de monde qui irait te chercher dans le fond d’un bois si tu te perdais. C’était son cas. Du jour au lendemain, j’ai perdu la personne qui aurait fait le plus d’efforts pour me secourir.

Aujourd’hui, je vois son départ comme une motivation supplémentaire. Mon rêve est toujours de gagner une étape du Tour de France en son honneur. Ce serait un grand accomplissement de lever mes bras en signe de victoire, pour moi évidemment… mais en grande partie pour lui.

N.D.L.R. : Estimant que la Couronne n’avait pas été en mesure de démontrer que l’homme dont il est question dans le texte avait les capacités affaiblies au moment de l’impact, le juge Erik Vanchestein l’a innocenté de l’accusation de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort. Il a toutefois été reconnu coupable de délit de fuite causant la mort.

— Propos recueillis par sansfiltre.ca

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