Chronique

La haine et l’argent

Peut-on arrêter la propagation de faussetés ?

Peut-on stopper les médias qui propagent la haine ?

Peut-on bloquer la propagande de groupes extrémistes, déguisée en vraies nouvelles, sur des plateformes aux airs légitimes ?

C’est peut-être difficile, mais peut-être peut-on essayer de le faire. Ou, du moins, peut-être peut-on utiliser les leviers mis à la disposition des annonceurs pour exprimer un désir d’information saine, a lancé en substance hier la publicitaire Chris Bergeron, en publiant une « lettre ouverte à l’industrie publicitaire » sur le site d’Infopresse.

« Une question me turlupine depuis quelques jours », écrit la directrice de création chez Cossette, qui précise toutefois que le billet a été écrit à titre personnel. « Sommes-nous les bailleurs de fonds de la haine ? »

« Vous me direz, poursuit-elle : “Avons-nous vraiment le droit d’influencer les médias ? N’avons-nous pas, comme obligation, d’être impartiaux ?”

« Oui et non. Certes, nous ne sommes pas des éditorialistes et nous ne sommes pas garants de la qualité des médias dans lesquels nous réalisons nos placements. La presse doit être libre. Nous sommes, par contre, responsables de leur santé financière. »

Autrefois dépensés pour publier des annonces dans les médias traditionnels, les budgets publicitaires sont maintenant largement investis dans le web, qu’ils nourrissent ainsi grassement. Il y a là, donc, un outil d’intervention.

Chris Bergeron ne croit pas avoir les réponses à toutes les questions. Qui bloquer exactement ? Quand retirer les annonces ? Comment détecter les sites problèmes ? Où tracer la ligne en l’acceptable et l’odieux ?

Mais ne rien faire, explique-t-elle en entrevue téléphonique, ne doit pas être une option.

« Il faut qu’on s’en parle », dit-elle. Qu’il y ait une discussion au sein de l’industrie publicitaire, pour voir s’il n’y a pas moyen de dire haut et fort qu’il y a des médias et des discours qu’on n’encouragera pas en finançant des sites par de la pub.

La technologie a créé un univers de placement publicitaire où, de plus en plus, les contenus et les contenants ne sont plus analysés par des humains, mais par des robots. C’est ce qui fait qu’à côté d’un article décriant les régimes amaigrissants, on puisse coller des pubs de pilules miracles pour la perte de poids.

C’est ce qui fait aussi que les marques lancent leurs messages sur le web sans trop savoir sur quelle plateforme précisément ils vont tomber.

Est-ce normal ? demande Chris Bergeron. Et doit-on baisser les bras ?

Non, répond-elle.

« Il existe un certain nombre d’organismes qui pourraient collaborer sur le sujet, dit-elle : l’A2C [Association des agences de communication créative], le Conseil de directeurs média du Québec [CDMQ], l’Association des professionnels de la communication et du marketing [APCM] qui représente l’industrie. Il serait souhaitable, et c’est quelque chose qui est certainement dans les cartes, que les divers représentants des métiers de la pub s’assoient pour développer une boîte à outils face à ce problème. »

Selon Chris Bergeron, plusieurs méthodes pourraient être utiles : une veille média, le développement de meilleurs outils d’écoute et d’analyse des réseaux sociaux, un dialogue avec les réseaux sociaux. « La propagation de la haine et des fausses nouvelles est autant un problème technologique qu’éthique », ajoute la publicitaire.

Sébastien Fauré, chef de la direction de Bleublancrouge, n’est pas contre une telle discussion, mais il est sceptique quant aux résultats, vu le caractère hautement subjectif des questions posées.

« Les robots, ça n’a pas de valeurs », dit-il, et à l’évidence, cela pose un défi aux marques qui s’affichent par l’entremise de pubs placées par ces logiciels.

Ce qui est aussi évident, ajoute le publicitaire, c’est que les questions de conscience sociale et d’éthique sont au premier plan des réflexions des marques, par les temps qui courent. Toutes se demandent comment elles veulent se positionner. Dimanche, au Super Bowl, par exemple, on verra Budweiser mettre de l’avant les origines immigrantes du fondateur de la brasserie.

Mais on verra aussi une pub de Busch, autre marque de la même société, la bière « pour le travailleur honnête », une ode aux cols bleus.

Bref, les marques mettent de l’avant des valeurs claires. Elles expriment un choix. Mais peut-on analyser des contenus médias et imposer les choix des marques sur ces contenus ?

« Est-ce à nous de décider ensemble ce dont la société a besoin », demande Fauré.

« On parle de discours haineux, mais il y a des gens qui pensent qu’ils ont raison, poursuit-il. » Où tracer la ligne ?

Doit-on alors demander aux consommateurs d’alerter les marques, de s’exprimer ? De dire haut et fort qu’ils entendent boycotter des sociétés qui annoncent sur certains sites ?

Peut-être, répond Fauré. « Mais qui nous dit que ces gens, eux, ont raison ? »

Selon le directeur de Bleublancrouge, « la démographie des agences n’est pas représentative de la société. Qui sommes-nous pour déterminer quelles sont les valeurs à défendre ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas en parler, mais ce sont des valeurs ».

Et donc, tout est matière à discussion.

Cela dit, le publicitaire salue l’initiative de sa collègue de Cossette, qu’il trouve « honorable ». Et ouvrir la discussion sur ce sujet épineux n’est pas une mauvaise chose.

D’autant que tout l’univers de la pub sur l’internet semble plus que jamais un monde opaque évoluant à une vitesse redoutable, où « personne n’a le temps de devenir un expert », pour reprendre les mots que me confiait la semaine dernière Sara Badler, pilote de la programmatique – la nouvelle génération de vente publicitaire robotisée – au New York Times. Elle était de passage à Montréal pour une conférence Infopresse.

À cet égard, le cri du cœur de Chris Bergeron est éminemment louable. Ce n’est pas parce que la technologie nous dépasse parfois qu’on doit laisser faire n’importe quoi.

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