Chronique

Clovis, mange pas tes babouches !

« Guylaine Guay ?

— Moi-même.

— C’est au sujet de votre fils Clovis, je suis en train de travailler sur son dossier. Est-ce qu’il y a un élément particulier que vous tenez à indiquer ?

— Oui. Il mange ses souliers.

—Pardon ?

— Il mange ses souliers.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par "il mange ses souliers" ?

— Qu’il mange ses souliers. Il mange la semelle en plastique, je dois lui en acheter régulièrement une nouvelle paire.

— Je ne peux pas écrire ça dans le dossier, pas comme ça. Je vais essayer de trouver une façon de l’indiquer.

— OK. »

La fonctionnaire a appelé Guylaine pour évaluer si elle se qualifiait pour le nouveau Supplément pour enfant handicapé nécessitant des soins exceptionnels, le programme a été annoncé en juin pour donner un revenu de 947 $ par mois aux parents qui restent à la maison pour s’occuper de leur enfant.

Au lieu de le placer.

Clovis a 14 ans, Guylaine ne peut pas le quitter d’une semelle, ne serait-ce que pour qu’il ne la mange pas. Il porte à sa bouche tout ce qui lui tombe sous la main, « ça peut être du plywood, le tapis, le scellant pour le bain. Je dois être la seule mère, l’été, qui dit à son fils : “Clovis, mange pas tes babouches !” »

Clovis ne parle pas.

Il a peur des tempêtes de neige.

Et des nuages.

Guylaine a un autre fils autiste, Léo, bientôt 16 ans. Léo parle, mais ne comprend pas vraiment le monde qui l’entoure. Et vice-versa. « Comme on a reçu le diagnostic tard, à 12 ans, il n’a jamais vraiment eu de services à part l’école. Là, je dois m’arranger pour faire son éducation sexuelle, mais je ne sais pas trop comment faire ça. Quand j’ai appelé pour demander s’il y a des services, on m’a dit qu’il y avait déjà eu un programme, mais qu’il avait été coupé. »

Organisez-vous avec vos troubles.

« La fille m’a dit : “Si vous n’en pouvez plus, vous pouvez nous appeler et on va le placer…” Je ne veux pas le placer, je veux savoir comment faire son éducation sexuelle ! »

« Et quand ils sont placés, il y en a qui vont en CHSLD ou dans une aile psychiatrique. Ce n’est pas du tout leur place ! »

— Guylaine Guay

Et c’est précisément pour ne pas les placer que le gouvernement a mis sur pied le Supplément.

L’idée est bonne, en théorie.

Mais, comme ça arrive souvent avec les programmes du gouvernement, il y a du sable dans l’engrenage. « J’ai reçu une lettre de Retraite Québec, c’est là qu’ils s’occupent du supplément pour les enfants handicapés. Ils m’ont demandé une foule de documents, tous les plans d’intervention, tous les bulletins… »

Le gouvernement promettait une démarche simple, un formulaire d’une page à remplir, basta.

Devant l’ampleur de la paperasse à amasser, Guylaine a renoncé. Et ce n’est pas du tout son genre, humoriste et comédienne, elle est plutôt du type à aller jusqu’au bout. De guerre lasse, elle s’est rendu compte que sa réalité ne se couchait pas sur un formulaire. « Il y avait un des critères, c’était si l’enfant répond au sourire social… »

Le critère a été retiré.

D’autres parents ont fait comme elle, ils ont baissé les bras. « Le programme fonctionne bien pour les enfants handicapés qui ont besoin des soins de santé, comme du gavage, des enfants qui ne peuvent pas se déplacer. Mais en l’offrant aussi pour les autistes, ils n’ont pas réalisé dans quoi ils s’embarquaient… »

Devoir faire une dialyse à son enfant, ça entre bien dans une case.

Devoir le surveiller constamment, l’empêcher de se faire mal quand il fait une crise, c’est plus flou.

On s’entend, le programme ne s’adresse pas aux quelque 40 000 familles qui ont un enfant handicapé, mais à celles dont l’enfant a des besoins tels qu’il devient difficile, voire impossible, d’occuper un emploi, même à temps partiel. D’où la difficulté, chez les autistes, de définir les « soins exceptionnels ».

Ils ont ouvert une boîte de Pandore. « Ils ont reçu 20 fois plus de demandes que prévu. Le programme a ouvert une porte, les parents se sont dit : “Enfin, on va être pris en considération, on va être compris.” Mais ils ne comprennent pas. »

« Enferme n’importe quel ministre chez nous deux jours la porte barrée, en sortant, il va dire : “Il faut faire quelque chose !” »

— Guylaine Guay

Et ce quelque chose, ce n’est pas juste l’argent.

C’est « la paix d’esprit ».

« On est dans un système qui ne fonctionne qu’à court terme, on n’a aucune vision, aucune volonté politique. Les services sont donnés par le CLSC, par le CRDI, c’est difficile de s’y retrouver, même pour moi après 16 ans ! Et il n’y a rien pour les autistes après 21 ans, rien, c’est le désert. »

Il y a des endroits où ça fonctionne bien, comme en Finlande.

Il y a des maisons, des lieux où les autistes comme Clovis et Léo peuvent aller vivre quand ils ne peuvent plus rester chez leurs parents.

Guylaine Guay, qu’on a pu voir à l’émission de Marina Orsini, a écrit un livre en octobre 2014, Deux garçons à la mère, dans lequel elle expliquait la vie avec ses deux « extraterrestres » avec humour, parce qu’elle aime mieux se servir « des forces du Bien plutôt que des forces du Mal ».

Mais, « ce n’est pas parce que j’en ris que c’est drôle ».

Dans son livre, elle rêvait d’une maison pour son fils, Véronique Cloutier a lu le livre et a décidé, avec Louis Morissette, de bâtir cette maison. « C’est le plus beau cadeau… » Guylaine est devenue la marraine de la Fondation Véro et Louis.

Clovis aura sa maison.

Mais des Clovis, il y en a des centaines au Québec. « Le système ne fonctionne pas, il faudrait repartir from scratch. Là, on abandonne des adultes de 21 ans, on force des parents à les garder jusqu’à leur mort et, quand ils meurent, ils meurent sans savoir ce qui adviendra de leur enfant… »

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