OPINION

DISCOURS HAINEUX
Rien ne sert de boycotter les médias sociaux

Ajoutons au pouvoir de l’intelligence artificielle en la complétant de notre intelligence humaine

En juin dernier, Elton John a accusé les géants du web de participer à la propagation en ligne des discours haineux à caractère homophobe, invitant ses fans du monde entier à boycotter les médias sociaux.

À l’approche de la Semaine de la fierté gaie, on ne peut qu’être d’accord avec Elton John quant à la nécessité de réagir contre les discours haineux. Comme il le dit : « Trop c’est trop ! »

Nous devons mettre fin aux discours haineux sous toutes leurs formes, qu’ils soient de nature homophobe, xénophobe, raciste ou sectaire, ainsi qu’à tout type de propos qui encourage, tolère ou valide la violence contre des groupes perçus comme différents.

Mais au lieu de boycotter les médias sociaux et d’observer et critiquer de loin, engageons-nous activement dans des conversations transformatrices qui amoindriront les discours haineux sous toutes leurs formes.

D’abord, un boycottage mondial des médias sociaux est inconcevable dans notre réalité. En 2017, les médias sociaux comptaient déjà 2,46 milliards d’utilisateurs, et on prévoit que ce chiffre atteindra 2,77 milliards en 2019.

Lois rigoureuses

Pour forcer les responsables des grands médias sociaux à arrêter la progression des discours haineux sur leurs plateformes, l’Allemagne et la Commission européenne ont adopté des lois rigoureuses. Ainsi, grâce à la loi Facebook allemande ainsi qu’aux orientations et principes établis par la Commission européenne concernant les plateformes en ligne, les médias sociaux sont tenus responsables du contenu affiché qui incite à la haine, à la violence et au terrorisme.

Les géants des médias sociaux n’ont d’autre choix que de chercher activement des moyens de déceler et de retirer les propos haineux en ligne afin d’éviter des amendes pouvant atteindre 75 millions.

Résultat : Facebook a diffusé 25 pages de dispositions relatives à l’élimination du discours haineux et a retiré 2,5 millions de publications qui enfreignaient ces règles. Pour sa part, Twitter a établi en novembre 2017 une politique en matière de conduite haineuse et a récemment créé une nouvelle fonctionnalité pour signaler tout propos haineux contre les personnes ayant un handicap.

La cyberhaine reste omniprésente

Nous devons donc essayer de voir au-delà des mesures punitives. Il faut explorer les vraies raisons qui sous-tendent les comportements offensants et s’y attaquer.

Tarleton Gillespie, chercheur principal au Laboratoire de recherche Microsoft en Nouvelle-Angleterre, explique que la « modération de contenu est difficile » et que les erreurs sont toujours possibles. Par exemple, Facebook a dû s’excuser après avoir catégorisé comme discours haineux un passage de la Déclaration d’indépendance. Mark Zuckerberg, président et chef de la direction de Facebook, admet que l’intelligence artificielle ne pourra être fiable dans la détection des discours haineux que d’ici 5 à 10 ans, et que là encore, il restera des défis à surmonter. Steve Huffman, président-directeur général de Reddit, soutient quant à lui que « l’application d’une interdiction complète des propos haineux est quasi impossible, car ce type de discours est difficile à définir ».

En effet, dans bien des cas, ce qui est perçu comme un discours haineux est en réalité un discours de peur, et nous devons affronter cette peur. Certaines personnes se sentent menacées lorsqu’elles font face à un changement qui pourrait ébranler leur identité, leur culture, leurs croyances religieuses ou leurs valeurs. Au lieu d’essayer de comprendre ce changement, elles y résistent et le combattent avec agressivité.

En fait, les médias sociaux n’ont pas inventé le discours haineux. Les échanges qui se font sur ces plateformes reflètent souvent ceux qui ont lieu hors ligne.

Homophobie, xénophobie, racisme, sectarisme et autres formes de haine sont des produits de l’être humain et non de la technologie. Ils transcendent les environnements hors ligne et sont largement diffusés sur la Toile par les utilisateurs de médias sociaux.

Nous n’avons pas accès aux conversations haineuses qui se tiennent hors de l’internet, mais les discussions en ligne sont publiques. Le contenu et les arguments échangés sur le web nous ouvrent une fenêtre sur la pensée des groupes haineux et la façon dont ils alimentent les discours haineux. Ces groupes fourmillent dans des contextes d’inégalité de pouvoir réelle ou perçue. Pour enrayer le discours haineux, nous devons donc assurer l’équilibre du pouvoir, ce qui nécessite l’intervention concrète de témoins.

Même si les géants des médias sociaux cherchent des solutions – par exemple, en embauchant des milliers de modérateurs de contenu, en créant des systèmes intuitifs de balisage et en apprenant aux machines à repérer et à retirer les discours haineux –, les utilisateurs ont également le devoir moral, éthique et social de contribuer à la solution.

Ajoutons au pouvoir de l’intelligence artificielle en la complétant avec notre intelligence humaine.

Le discours haineux n’est jamais acceptable et la cyberhaine n’est en aucun cas justifiée. Nous pouvons y mettre fin. Notre voix compte : faisons-nous entendre dès aujourd’hui !

* Nadia Naffi est récipiendaire de la médaille académique d’or du gouverneur général, catégorie Individu et société 2018 et Ann-Louise Davidson est titulaire de la chaire de recherche en culture maker.

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