TÉMOIGNAGE

On descend du train 

On est là tous les trois et on se tient debout près de la porte ouverte d’un train en marche. Un train puissant qui roule très vite.

La vitesse est si grisante que nous n’avons jamais pu concevoir que l’on était libres de sortir. Maintenant, on n’a plus le choix, on saute définitivement le 21 juin. On ne peut plus reculer. On a brûlé tous les ponts derrière nous. 

C’est un choix que nous avons fait, mais maintenant que ça approche, j’ai peur et je suis pleine de doutes. Je le vois dans le regard des autres, certains nous trouvent stupides de débarquer. 

On descend du train de la consommation. 

Je suis née à Blainville. C’est loin d’être un lieu mythique cité dans les romans, mais heureusement, ma mère a accouché à feu l’hôpital Sainte-Jeanne-d’Arc… alors sur mon passeport, je suis née à Montréal. Mon mari a eu moins de chance, lui, c’est Saint-Jérôme. 

J’ai grandi en banlieue avec du gazon, de l’espace et du silence, mais quand j’ai commencé à voyager, j’ai réalisé combien j’aimais la vie urbaine.

On y a pensé quelques fois, avant d’avoir des enfants et puis avant qu’ils ne commencent l’école, mais il y avait toujours une bonne raison pour reporter la décision.

Puis l’an dernier, après mûres réflexions (j’ai 1 h 30 min chaque matin et 1 h 45 min chaque soir dans ma voiture pour penser), on a pris la décision : on vend la maison et tout ce qu’il y a dedans et on va louer en ville. 

Lorsque nous avons commencé à en parler à notre entourage, une barricade toute rivenordienne s’est élevée, et je cite : « Tu ne seras jamais capable de te parker, il y aura du bruit en permanence avec tous ces voisins bizarres qui seront collés sur toi, tu n’auras même pas de place pour un blender dans ton petit appartement [par précaution, j’ai d’ailleurs donné mon mélangeur en adoption à ma sœur]. Tu n’auras pas de cour ni de piscine. Tu pourrais avoir le pire maire qui soit, car Ferrandez, on n’est pas capables ! Il empêche les gens de la banlieue de venir en char en ville [malheureusement, cet argument ne tient plus depuis quelques semaines], il n’y a pas d’arbres ou d’animaux en ville, sauf les écureuils qui sont gros comme des chats et très agressifs, car il y a plus de 827 rats par habitant. Tu vas marcher régulièrement sur des seringues et des condoms usagés, le métro est dangereux, les autobus sont dangereux, le centre-ville est dangereux, les taxis puent et tu vas te faire attaquer. Ton fils deviendra toxicomane. Tout ça, c’est sans compter la dépression que ton mari va se taper en devant se séparer de ses outils, lui qui est bricoleur ! Que va-t-il faire de son temps ? En plus, c’est plein de maudits Français dans ton arrondissement ! »

On nous a aussi beaucoup mis en garde que nous allions jeter notre argent par les fenêtres en louant au lieu d’acheter, car tout le monde sait qu’acheter une maison en banlieue est un bien meilleur geste financier même si, avec les intérêts, payer sa maison trois fois en 25 ans est effectivement un excellent calcul. 

Nous avons eu trois maisons et on a évalué toutes les fois où on a réhypothéqué pour des rénovations ou des réparations, et tous les matériaux et autres bébelles de décoration (combien avons-nous acheté de sets de patio, BBQ, piscines, spas en plus de tout l’équipement pour l’entretien extérieur ?). Pierre-Yves McSween dit que même si le paiement hypothécaire est la plupart du temps moins élevé qu’un loyer, les gens omettent de calculer tous les autres coûts associés à une maison. 

Maintenant que le jour du débarquement arrive, je me demande si je ne viens pas de faire une grosse gaffe.

J’hésite encore, car toutes les peurs que mes ex-concitoyens m’ont martelé dans la tête depuis un an commencent à faire leur chemin. Et si tous ces gens avaient raison ? C’est l’éternel débat des clichés du 450 contre le 514. 

Alors, je dois respirer et me rappeler pourquoi on descend du train. Pour notre qualité de vie en réduisant le temps de voyagement de 3 heures à 30 minutes par jour tout en éliminant une voiture. Pour l’environnement, en achetant des légumes cultivés sur des toits montréalais et des produits en vrac les plus locaux possible afin de réduire notre empreinte carbone. Pour ne plus avoir de dettes et d’hypothèque et pour moins acheter de choses. Pour la liberté qu’offre la location. Pour l’étroitesse de notre logement qui nous forcera à sortir et profiter de l’effervescence de la ville. Pour profiter de ce que l’on aime tant quand on voyage : les cafés, les restos, la culture, la diversité, le bouillonnement de la ville, mais aussi, pour les occasions qui s’offriront à nos fils (notre plus grand nous rejoindra l’an prochain pour commencer son bac). 

La ville est belle

Et Montréal qui est si intéressant, c’est comme si New York et Paris avaient eu un bébé. 

La ville est belle autant dans ses maisons du carré Saint-Louis que dans ses endroits moins jolis. C’est une île unique avec son fleuve, sa rivière, son canal, sa montagne et ses habitants. 

On est prêts. La maison est vendue. Les boîtes sont fermées. Les déménageurs sont engagés. Les changements d’adresse sont faits. On a vendu et éliminé un maximum d’objets et les outils de mon mari sont entreposés dans le garage d’un de ses amis. 

J’ai mes billets de saison pour le théâtre et réservé ma visite guidée au festival des murales. Cinq jours après notre arrivée, ce sera le Festival de jazz, une bien belle façon de commencer notre lune de miel.

Je serai aussi plus proche de mon hôpital où je me fais soigner pour un cancer de stade 4, car la maladie m’a appris que c’est lorsque l’on a vraiment peur que l’on réalise que la vie est courte et qu’elle sert à faire de nouvelles expériences et découvertes.

Et que ce qui est important, ce n’est pas d’accumuler des choses, mais bien de vivre pendant qu’on est en vie et de passer du bon temps avec nos amis et notre famille. 

Mais surtout, c’est aussi de faire tout ce que l’on peut pour préserver notre petite planète bleue afin que d’autres générations puissent continuer à y vivre. 

J’ai peur, mais je suis heureuse et, le 21 juin, on va tirer sur la corde d’arrêt.

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