Jacques Parizeau 1980-2015

« Monsieur » rate sa sortie

Il est 23 h 11, le 30 octobre 1995, quand Jacques Parizeau monte sur la scène du Palais des congrès de Montréal pour prononcer un discours de défaite calamiteux, qui lui collera à la peau jusqu’à la fin de sa vie. « Si vous voulez, on va cesser de parler des francophones du Québec, voulez-vous ? On va parler de nous à 60 %. On a voté pour. On a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent puis des votes ethniques, essentiellement. » La foule applaudit, mollement. Mais la garde rapprochée de M. Parizeau est dévastée par ce discours d’exclusion, qui jette le discrédit sur la cause qu’il a toujours voulu servir. Autopsie d’un discours malheureux. 

L’argent 

Quelques minutes avant son discours, Jacques Parizeau rumine la défaite référendaire. Dans une suite du Palais des congrès, il regarde défiler les résultats et pense au « love-in » de Montréal, ce grand rassemblement de Canadiens venus de tous les coins du pays, trois jours plus tôt, pour manifester leur amour aux Québécois. « C’est l’argent, ça. Je n’ai pas de montant précis, mais je sais très bien que cette affaire-là a dû coûter plus que ce que les deux camps du Oui et du Non ont dépensé ensemble », a-t-il confié par la suite à son biographe, Pierre Duchesne. « À propos de l’argent, il a été irréprochable, estime Bernard Landry. La commission Gomery l’a démontré par la suite, tout comme les nombreux fédéralistes qui ont dit : “On n’était pas pour s’enfarger dans les fleurs du tapis, on avait un pays à sauver.” Pour eux, la fin a justifié les moyens. »

Les votes ethniques 

Bien avant le référendum, Jacques Parizeau avait conclu que la souveraineté se ferait sans les anglophones et les allophones. « Il faut tirer cette conclusion, car cela a des conséquences considérables pour notre action politique. C’est une forme de réalisme », avait-il confié à La Presse en janvier 1993. On l’avait traité de gaffeur. En campagne, le camp du Oui avait plutôt fait des efforts pour gagner les « votes ethniques ». En vain. Jacques Parizeau est rongé par ces pensées. « Que de temps perdu, se dit-il. Puis, au fond, ton idée d’il y a un an et demi, c’était la bonne ! Il aurait fallu baser notre stratégie là-dessus », a-t-il expliqué à son biographe. Selon Jean-François Lisée, blâmer les communautés ethniques pour la défaite n’avait « pas de sens », puisque jamais le camp du Oui n’avait réellement compté sur leurs votes.

L’amertume 

Après avoir compris qu’il n’y a plus d’espoir pour le Oui, Jacques Parizeau est d’une humeur massacrante, se souvient Jean-François Lisée. « Il considérait avoir été insulté. C’était comme s’il réalisait tout ce qu’il avait payé pour se rendre là, tous ces sacrifices qui n’étaient pas compensés par la victoire. Nous, on lui disait que le résultat était quand même extraordinaire, qu’on avait fait un bond important, mais il ne le voyait pas. Il était concentré sur sa douleur personnelle. » Jacques Parizeau s’est dit : « J’ai tout donné, je n’ai plus rien à perdre. Aujourd’hui, j’ai le droit de dire ce que je pense », estime Marie-Josée Gagnon, son ancienne attachée de presse. « Ce n’était plus que son combat. Il a eu un petit côté égoïste ce soir-là. Il n’a pensé qu’à lui. »

L’alcool 

Tous les Québécois ont les yeux rivés sur leur téléviseur pour suivre, en direct, le dépouillement des votes. Soudain, on aperçoit Jacques Parizeau faire les cent pas dans sa suite, un verre à la main. Un caméraman s’est posté dans l’immeuble d’en face pour croquer la scène, à travers une fenêtre. Bien des gens en ont conclu par la suite que M. Parizeau avait prononcé son discours en état d’ébriété. Après tout, son penchant pour l’alcool lui avait parfois joué de mauvais tours. Mais le 30 octobre, Jacques Parizeau avait toutes ses facultés, affirment ceux qui étaient présents. « Ce soir-là, je l’ai vu prendre un seul verre de spritzer [du vin blanc coupé à l’eau minérale], dit Marie-Josée Gagnon. Il n’était pas saoul du tout. C’était un homme affecté, profondément blessé. » 

L’improvisation

Jacques Parizeau avait toujours cru à la victoire. Il n’avait jamais réellement envisagé la défaite. « On était superbement préparés pour l’après-Oui. Il fallait gagner le référendum, et ensuite, il fallait gagner l’après-Oui », se souvient Jean-François Lisée. La monnaie, les ambassades, les militaires, les négociations avec Ottawa… Jacques Parizeau avait pensé à tout. Il avait même préenregistré son discours de victoire. Mais il n’avait pas prévu le moindre discours de défaite. À 23 h, dans une ambiance funèbre, Jean-François Lisée le rédige en vitesse. « Ç’a été une vraie course pour l’imprimer. Je lui ai donné quelques minutes seulement avant qu’il ne monte sur scène. Il l’a déplié, il l’a regardé. Puis, il l’a replié et l’a mis dans sa poche. » Et il est monté sur scène, sans jamais y retoucher. 

La (trop grande) franchise 

Parmi les proches collaborateurs de Jacques Parizeau, Serge Guérin est le seul à lui conseiller de s’accrocher à son poste malgré ses propos controversés. « À propos de l’argent, mais aussi des votes ethniques, Jacques Parizeau avait raison, estime-t-il. On peut bien dire non, parce qu’on ne veut pas le voir, mais l’analyse des chiffres montre cette réalité. Aurait-il dû être moins franc, moins direct ? Peut-être. Il a fait l’analyse à chaud. Il était tellement déçu. » C’est vrai, les propos de Jacques Parizeau étaient rigoureusement exacts, admet son ancienne attachée de presse, Marie-Josée Gagnon. « C’est juste le fait de le dire, le problème. Il avait tendance à dire les choses qu’il voyait. » Avec des conséquences parfois désastreuses. 

Le dur lendemain de veille 

Le lendemain de la défaite, Jacques Parizeau annonce sa démission sans s’excuser, mais en reconnaissant qu’il aurait pu mieux choisir ses mots. Plus tard, dans une lettre à Claude Toussaint, président du Comité national des relations ethnoculturelles du PQ, il exprimera ses regrets. « J’en conviens : il n’appartient pas au premier ministre du Québec de définir les Québécois autrement qu’en leur totalité et qu’en leur condition de citoyens. Il me semble que le soir du 30 octobre, c’est le chef du camp du Oui qui leur a parlé. » Jacques Parizeau aura bien du mal à se remettre de ce dérapage. Amer, épuisé, il sombrera dans une dépression qui durera plus d’un an. Il guérira son âme à l’écart, en se retirant dans son petit vignoble à Collioure, dans le sud de la France. 

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