La Presse en Arctique

Une armée de scientifiques

RESOLUTE, Nunavut — La souveraineté du Canada dans l’Arctique ne passe pas uniquement par ses soldats. Le pays mise de plus en plus sur la présence d’une armée de scientifiques pour assurer sa mainmise sur ces vastes étendues. Et leurs travaux pourraient même contribuer à étendre les frontières canadiennes jusqu’au pôle Nord.

« En envoyant des scientifiques partout dans l’Arctique année après année, on envoie un message clair que l’Arctique appartient au Canada », dit Michael Jordan, directeur du Programme du plateau continental polaire (PPCP).

Ce programme, qui existe depuis 1958, permet chaque année à plus d’un millier de scientifiques de se rendre au nord du cercle polaire pour mener diverses expériences. La liste des sujets étudiés est vaste, mais beaucoup se concentrent sur les effets du réchauffement climatique. C’est notamment le cas du chercheur Florent Domine, de l’Université Laval, qui étudie la neige arctique.

Au-delà des mesures qui démontrent que les températures augmentent dans l’Arctique, Florent Domine dit voir plusieurs signes manifestes du réchauffement, lui qui se rend fréquemment dans le Grand Nord depuis près de 20 ans. En plein hiver, le chercheur observe des traces de plus en plus fréquentes de fonte sur le manteau de neige. La végétation change aussi, notamment au Nunavik. « D’année en année, l’étendue des buissons croît. Ça se voit facilement. » Le pergélisol dégèle aussi par endroits, laissant des dépressions dans lesquelles se créent des mares.

UN INTÉRÊT CROISSANT

Michael Jordan constate que l’intérêt pour l’Arctique est de plus en plus grand dans la communauté scientifique. Le PPCP a reçu 184 requêtes de projets scientifiques pour 2016, soit nettement plus que les 140 reçus en moyenne dans le passé. 

« On reçoit beaucoup plus de demandes qu’avant. Malheureusement, notre financement n’a pas augmenté d’autant, alors on doit être sélectifs dans les projets qu’on accepte de soutenir. »

— Michael Jordan, directeur du Programme du plateau continental polaire

Hébergement, nourriture, transport aérien, prêt d’équipement : la mission du PPCP est essentiellement d’offrir un soutien logistique aux scientifiques qui se rendent dans le Nord.

Travailler dans l’Arctique coûte extrêmement cher. Le PPCP évalue que la facture des services qu’il offre aux chercheurs atteint en moyenne de 30 000 à 45 000 $ par projet. Et ce, sans compter le prix pour se rendre dans le Nord.

« C’est horriblement cher, aller dans l’Arctique », confirme Florent Domine. Un billet d’avion entre Montréal et Resolute coûte 7100 $ sur les ailes de First Air.

Florent Domine porte d’ailleurs un jugement sans appel sur l’importance du soutien du PPCP à ses travaux. 

« Si on m’enlève ce soutien, j’arrête de travailler au Nunavut. Je ne peux pas travailler. »

— Florent Domine, de l’Université Laval

L’Arctique étant un environnement extrêmement difficile, des employés du PPCP à Resolute s’assurent également de maintenir un contact quotidien par radio avec les chercheurs sur le terrain. « C’est un filet de sécurité. C’est mieux qu’avoir des centaines de scientifiques laissés à eux-mêmes dans l’Arctique », illustre Kathleen Lysyshyn, coordonnatrice au PPCP.

QUAND LA SCIENCE DEVIENT POLITIQUE

Les travaux scientifiques dans l’Arctique ne servent pas uniquement à observer la fonte des glaces ou les impacts du réchauffement climatique sur le bœuf musqué. Certains visent aussi à soutenir les revendications du Canada pour étendre ses frontières.

En vertu d’un traité maritime, les pays peuvent exploiter les ressources maritimes jusqu’à 370 km de leurs côtes. En présence confirmée d’un plateau continental, cette frontière peut être étendue jusqu’à 650 km.

Et c’est en plein ce qu’Ottawa cherche à faire. Le Canada a déjà déposé un dossier pour étendre ses frontières dans l’Atlantique, mais les travaux sont toujours en cours dans l’Arctique.

« La collecte et l’analyse des données scientifiques permettant au Canada d’obtenir la reconnaissance internationale de toute l’étendue de son plateau continental dans l’océan Arctique sont en cours », explique Tania Assaly, porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

L’intérêt de ces travaux est élevé pour le gouvernement alors que d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel se trouvent dans cette région convoitée. Les premiers résultats laissent d’ailleurs penser que le Canada prévoit étendre au maximum ses frontières. « Des données scientifiques préliminaires indiquent que les limites extérieures du Canada incluront le pôle Nord », dit Tania Assaly.

PARTENARIAT AVEC L’ARMÉE

Le financement étant limité et les coûts dans l’Arctique extrêmement élevés, Ressources naturelles Canada, qui gère le PPCP, a signé une entente de 25 ans avec les Forces canadiennes pour partager leurs installations à Resolute. L’armée évalue avoir économisé 40 millions en faisant équipe avec le PPCP, les coûts de construction dans l’Arctique étant extrêmement élevés. Les Forces évaluent aussi avoir gagné au passage une expertise unique de l’Arctique. « Ces gens connaissent le nord depuis longtemps, ils connaissent tout le monde », dit le lieutenant-colonel Luc St-Denis, qui dirige le Centre de formation de l’armée établi à Resolute.

Ce partenariat assure au passage aux Forces un autre pied-à-terre dans l’Arctique où ses soldats sont de plus en plus appelés à intervenir. « On voit indéniablement plus d’activité dans le Nord qu’avant. Il y a de plus en plus d’aventuriers, d’explorateurs, de prospecteurs qui s’aventurent au nord du cercle polaire. Il faut se tenir prêt à intervenir le cas échéant », selon le brigadier-général Mike Nixon, qui commande les troupes canadiennes dans le Nord.

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